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Chers Français, vous venez de vous faire hacker. Ne faites pas les mêmes erreurs que nous

Petit guide à l'attention des médias et du public français, par une Américaine qui veut tirer les leçons du hack des emails d'Hillary Clinton.


L'équipe d'Emmanuel Macron a saisi la Commission Nationale de Contrôle de la Campagne électorale après avoir été hackée, et des fichiers présentés comme venant de mails de membres de l'équipe. Ils ont été diffusés par 4chan et Wikileaks sur les réseaux sociaux, à quelques heures de la trêve électorale du second tour. La Commission a recommandé aux médias de ne pas rendre compte du contenu des fichiers, rappelant que la diffusion de fausses informations était légalement répréhensible. Nous publions ci-dessous la traduction française d'un article écrit par une chercheuse en sciences de l'information et sociologie, contributrice du BuzzFeed américain, et qui donne son analyse et ses conseils à la France en tirant les leçons du hack des emails de l'équipe d'Hillary Clinton pendant la présidentielle américaine.


Oh la la*... Alors voilà, ça vous est tombé dessus à vous aussi. Les documents du favori de votre élection présidentielle ont été piratés, tous ses mails ont été balancés en ligne dans un cache géant. WikiLeaks tweete dessus. Il existe un hashtag dédié. Le forum /pol/ de 4chan ne parle que de ça. Des captures d'écran prétendant révéler des faits de corruption et des transferts bancaires secrets sont devenues virales. La guerre des mèmes est déclarée.

Je vous en supplie: ne vous faites pas avoir comme la presse américaine qui est tombée naïvement dans le piège qui lui était tendu. Et ne passez pas volontairement à côté de ce qui se passe en ligne. Ces piratages ne sont que le décor qui va permettre le fonctionnement de la machine à désinformer.

«L'objectif de la manœuvre est de frustrer, pas de convaincre, et de créer le doute, la confusion et la paralysie.»

Certes, il existe de grandes différences entre les attaques aux États-Unis et celles qui touchent la France. Pour commencer, cet épanchement de mails volés a eu lieu 41 heures avant votre deuxième tour, et, comme par hasard, pile une heure avant que les médias français n'entrent dans la période de silence durant laquelle ils ne sont pas autorisés à communiquer d'informations sur les candidats. La rumeur va donc rester principalement en ligne. Et puis votre élection n'est pas aussi serrée que la nôtre.

Mais ce n'est pas une raison pour ne pas se faire du souci. L'expérience américaine montre de quelles nombreuses manières ce genre de publication en gros de mails piratés alimente la désinformation virale, crée de graves atteintes à la vie privée et rend le public confus au lieu de l'éclairer.

Pirater et publier tous les documents internes et les communications privées d'une équipe de campagne est une forme de sabotage politique qui peut s'avérer bien plus puissante qu'on ne croit. Personne n'aura le temps de prouver ou de déboulonner quoi que ce soit, mais la confusion va s'étendre. Il ne s'agit pas ici de lancer une alerte visant à éclairer sur les agissements des puissants. L'objectif de la manœuvre est de frustrer, pas de convaincre, et de créer le doute, la confusion et la paralysie.

Aux États-Unis, nombreux ont été les journalistes à avoir de très grandes difficultés à résister à l'appât que représentait le tas de mails non-vérifiés de la campagne Clinton. Je les ai observés sur Twitter passer un temps fou à le remuer pour dénicher des mails sur eux et leurs collègues, à glousser et à se gausser. Il ne restait que six semaines avant des élections décisives aux États-Unis, mais pas moyen d'ôter leurs mains de ce pot de confiture. La plupart des données étaient d'une banalité totale. Les rares qui pouvaient d'être d'intérêt public se sont fait écraser par des ragots très très croustillants. Beaucoup de ces commérages ont atterri dans de grands journaux, parfois même en une. Les sujets importants ont été ensevelis. Nous avons eu très peu d'articles avant les élections, par exemple, sur le conflit d'intérêt sans précédent que posait la présidence d'un homme d'affaires possédant des biens dans le monde entier et un nom qu'il vend à des édifices commerciaux.

Certes, il ne reste plus que quelques heures avant votre élection, mais ce genre d'obsession autour des ragots de la politique est également susceptible de nuire à l'attention des journalistes après le scrutin. Les rédacteurs en chef seront tentés d'affecter de nombreux journalistes à la fouille du tas dans son intégralité, et ces derniers sont susceptibles de tomber sur leurs propres noms.

«Que signifie le choix de fouiller dans les communications internes d'un camp tout en restant absolument silencieux sur l'autre, qui n'a pas été piraté?»

Vous aurez sûrement un tas de choses à dire et à commenter après les élections, et il y aura toujours 24 heures dans une journée. Les rédacteurs en chef et les journalistes ne doivent pas plonger dans le pot de confiture qu'on leur a délibérément mis sous le nez. C'est dur de résister à une tentation pareille, mais à notre époque, où la censure fonctionne en nous détournant de ce qui est important, il est crucial de bien distinguer ce qui est essentiel de ce qui n'est qu'un subterfuge pour faire diversion. Examinez soigneusement ce qu'il en coûte d'affecter un grand nombre de journalistes à la fouille du tas de données piratées. Vu la réduction actuelle des budgets de la presse, quel sujet devrez-vous sacrifier? Que signifie le choix de fouiller dans les communications internes d'un camp tout en restant absolument silencieux sur l'autre, qui n'a pas été piraté?

Mon conseil aux médias traditionnel est simple mais difficile à suivre: dans vos reportages, gardez un œil parfaitement aiguisé sur les informations qui sont réellement dans l'intérêt du public: fautes graves, corruption à grande échelle, actes criminels. Avant d'écrire sur une information obtenue par piratage, posez-vous cette question: vous donneriez-vous beaucoup de mal pour trouver un moyen de pirater ou de faire fuiter cette information si elle ne vous était pas très opportunément tombée toute cuite dans le bec? Si la réponse est non, alors elle ne mérite sans doute pas d'être relayée.

Et tout en faisant votre travail, n'oubliez pas le contexte: il s'agit d'un acte de sabotage politique, de la publication asymétrique de données internes d'une seule équipe de campagne. Le sabotage politique en lui-même est une information, il doit faire l'objet d'une couverture médiatique en tant que de telle--et pas seulement après les faits.

S'il vous plaît, souvenez-vous aussi que les gens qui sont mentionnés dans ces mails ont le droit au respect de leur vie privée. Être associé à une campagne politique n'est pas une excuse qui dispense les médias de respecter les droits fondamentaux à la vie privée de chacun. Lors de la publication par Wikileaks des mails de John Podesta, le directeur de campagne de Clinton, par exemple, il a été fait mention de la tentative de suicide d'un membre de son équipe. Wikileaks s'est fait une joie de le tweeter, et de faire le lien entre le mail et cette personne. Des commentateurs de CNN en ont parlé à la radio. Ce genre de violations grossières de la vie privée n'est pas seulement néfaste pour la personne impliquée: elles envoient à tous les jeunes le message que s'ils entrent en politique, leurs droits seront foulés aux pieds. Tous les faits ne sont pas matière à reportage, même s'ils peuvent présenter un intérêt pour un futur historien.

Et certains de ces «faits» n'en sont absolument pas. De nos jours, les piratages servent avant tout à alimenter des campagnes de désinformation destinées à être menées en ligne. Des chercheurs ont déjà découvert que des comptes Twitter pro-Trump (avec #maga, ou “make America great again” dans leur nom d'utilisateur) faisaient lourdement campagne pour Marine Le Pen, et le hashtag MacronLeaks pourrait bien avoir été lancé aux États-Unis par un partisan de l'alt-right pro-Trump. Les journalistes ont déjà signalé des trolls de 4chan qui relaient très activement de fausses accusations de corruption et contemplent, ravis, les tentatives de démenti par les médias traditionnels--mais démentir, c'est aussi répéter les fausses accusation et, par conséquent, leur faire davantage de publicité. Essayer de déboulonner des fake news et des rumeurs, c'est un peu tenter de faire disparaître une flaque de boue en marchant dessus: à chaque fois on s'enfonce. Et plus on tape dessus, plus ça colle aux semelles.

«À notre époque de diffusions d'informations jusqu'à l'indigestion, ce qui importe vraiment est ce sur quoi nous choisissons de ne pas écrire.»

Il est difficile de gérer ce genre de campagne de désinformation et de fausses nouvelles, mais nous avons tiré des leçons de la campagne électorale américaine. Malheureusement pour les États-Unis, chez nous les médias de masse ont soit ignoré le phénomène de désinformation virale en ligne, soit, plutôt rarement, vainement tenté de déboulonner les affirmations mensongères et ont fini par leur faire encore plus de publicité. Aucune des deux options n'est fantastique. Alors que faire? Le problème est épineux, c'est le moins que l'on puisse dire.

Voici ce que je suggère: relayez au maximum le fait qu'il y ait une campagne de désinformation. Rapportez l'information dans le cadre de reportages dénonçant ce piratage comme étant du sabotage politique. Mais creusez plus profond. Enquêtez sur les sites de fake news. Scrutez les bots Twitter qui poussent de fausses informations autour de ces mails, souvent dans des memes ou des captures d'écran. Retracez leur histoire, leurs réseaux. Regardez qui tire les ficelles; comment tout est coordonné.

Mais n'écrivez pas sur leurs fausses affirmations. N'écrivez que sur des éléments que vous avez vérifiés, qui sont factuels et ont une réelle importance. Relayez la vérité, relayez-la haut et fort, relayez-la en boucle. Ne démentez des désinformations en ligne que lorsqu'elles deviennent trop voyantes pour qu'on puisse les ignorer; et alors, soulignez qu'elles sont fausses, et qu'elles s'inscrivent dans le cadre d'une campagne délibérée de désinformation. Concentrez-vous sur la partie "désinformation délibérée", ne vous attardez pas sur le contenu. En d'autres termes, essayez de ne jamais faire plus de publicité à un mensonge viral que celle dont il jouit déjà. Les recherches montrent que les fake news fonctionnent à coup de répétition, et les démentis répétés ne sont pas si utiles que ça. Ils peuvent même s'avérer contre-productifs.

Cette fuite peut également contenir de fausses informations. Qui sait? Au cours des quelques heures qu'il reste, les insinuations peuvent faire assez de dégâts.

Et qui sait: peut-être que certaines sont vraies.

Mais ce n'est pas comme ça qu'on fait les choses.

Dans une démocratie saine, ce n'est pas en piratant tous les mails et les documents de campagne de partis politiques, en utilisant ces informations volées pour lancer une campagne de désinformation, le tout en pataugeant dans des marécages putrides en ligne au milieu de médias crédules, que l'on met au jour des faits de corruption et qu'on en discute. Un journalisme digne de ce nom ne se laisse pas mener par le bout du nez jusqu'aux sujets que les pirates jugent bons d'être exposés. À notre époque de diffusions d'informations jusqu'à l'indigestion, ce qui importe vraiment est ce sur quoi nous choisissons de ne pas écrire, ce que nous choisissons de ne pas amplifier, et devant quelle campagne de désinformation nous choisissons de ne pas capituler.

Ne te laisse pas déconcentrer, chère France. S'il y a des malversations à révéler, fais-le selon tes principes, à ton rythme à toi, en exerçant ton propre jugement. Tire des leçons de l'échec des médias américains. Dis aux trolls et aux fauteurs de troubles malveillants et irresponsables de la boucler. Bonne chance!*

*Expressions en italique en français dans le texte.


Zeynep Tufekci est une professeure à l'université de Caroline du Nord et une contributrice du New York Times. Son premier livre sur la sphère publique et les mouvements sociaux, intitulé Twitter and Tear Gas: The Power and Fragility of Networked Protest est publié parYale University Press. Elle travaille actuellement sur un livre à propos du capitalisme de la surveillance, du big data et des algorithmes.

Pour en savoir plus sur Twitter and Tear Gas: The Power and Fragility of Networked Protest click here.

Ce post a été traduit de l'anglais par Bérengère Viennot.