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    Comment Boko Haram tente de faire de ses prisonnières des kamikazes

    Le groupe terroriste nigérian, dont le moral s’effrite à mesure que la famine gagne ses rangs, tente de lever une armée de captifs devenus kamikazes.

    À YOLA, Nigeria — Ils commencent par s’attaquer à leur identité. Quelques minutes seulement après leur irruption dans la ville de Michika, au nord-est du Nigeria, les combattants de Boko Haram isolent les adolescentes avant de les parquer dans des camions. On dit aux prisonnières terrifiées qu’on leur donnera un nouveau prénom. Celles qui protestent ont la gorge tranchée.

    Répétant en silence le sien, Yohana, 17 ans, savait ce que l’homme enturbanné entendait faire d’elle et des six autres femmes qui, en décembre dernier, étaient conduites vers une cachette de Boko Haram: «Ils voulaient qu’on arrête de penser.»


    Les militants espéraient que leurs otages, loin de chez elles et dont la survie dépendait désormais de ces hommes armés, se mueraient facilement en bombes humaines et retourneraient dans leur ville natale sans que personne ne se doute de rien. Les hommes de Boko Haram ne perdirent pas une seconde et commencèrent leur travail de sape.

    Ils avaient l’intention de les détruire psychologiquement, mais les filles devaient également être convaincues qu’ils avaient seulement les meilleures intentions envers elles. «Si quelqu'un se mettait à pleurer, ils nous disaient juste, "Ne pleure pas. Pourquoi est-ce que tu pleures? Tout ce que tu veux —tout— tu peux le demander à Boko Haram», raconte Yohana, que BuzzFeed News a interviewée pendant de longs mois, jusque dans un camp de réfugiés à Yola. «Ils voulaient que nous les aimions.»

    Les camps de réfugiés, la nouvelle cible de Boko Haram

    Ce mode opératoire, des centaines de victimes en ont fait les frais. Principalement des adolescent-e-s démuni-e-s, que la secte islamiste a kidnappé-e-s puis forcé-e-s à combattre à leurs côtés, transformé-e-s en leurres ou en kamikazes lâchés au cœur d’un marché ou en pleine gare routière. Mais leur stratégie semble prendre un nouveau tournant. Désormais, ils entendent montrer que personne, pas même ceux qui ont réussi à leur échapper une fois, n’est hors d’atteinte. Leur nouvelle cible, ce sont les camps de réfugiés.

    Cette semaine, deux jeunes femmes kamikazes ont visé le tentaculaire camp de Dikwa, qui abrite environ 50.000 personnes, tuant 58 d’entre eux. Dix jours plus tôt, une attaque similaire avait fait 80 morts, tandis qu’en septembre dernier, un autre camp de réfugiés était déjà la cible d’explosions. Même au-delà des frontières, personne n’est à l'abri. En octobre, un village du Tchad voisin transformé en camp de réfugiés a subi cinq attentats-suicides en une seule journée. Certains responsables du gouvernement estiment qu’il faut y voir des représailles pour avoir offert un refuge à ceux qui fuient la secte.


    Pour les 2,5 millions de personnes chassées de leur foyer depuis 2013, ces attaques brandissent le spectre d’une menace qu’elles croyaient derrière elles. Car la campagne meurtrière de Boko Haram se compte en écoliers brûlés vifs, en villages rasés et en milliers de prisonniers.

    Parmi eux, Yohana et Asabe, sa meilleure amie, hébergées dans un camp de réfugiés surpeuplé au nord-est de l’État d’Adamawa. Parmi les milliers d’étrangers qui partagent désormais leur quotidien, les deux jeunes filles se sont liées d’amitié en se découvrant toutes deux orphelines de ces terroristes qui avaient tenté de les recruter pendant leur captivité. Elles ont demandé à ce que leur véritable identité soit protégée, par peur des représailles.

    Asabe, 19 ans, sursaute au moindre bruit et redoute le moment de s’endormir. Lorsqu’elle y parvient enfin, elle se réveille très vite en hurlant. Alors, Yohana, toujours le sourire aux lèvres, s’assoit parfois près d’elle et, dans un demi-sommeil, les deux filles se tressent les cheveux à la lueur de leurs téléphones portables.



    Boko Haram a intensifié la campagne sanglante menée dans trois États du nord-est du Nigeria depuis sept ans avec le kidnapping, il y a presque deux ans à Chibok, de 276 jeunes filles. Depuis, les terroristes ont fait allégeance au groupe État islamique et déclaré contrôler entièrement une wahayat —une province— appartenant à l’EI. En mars dernier, l’organisation a pris le nom d’État islamique en Afrique de l'Ouest.

    Pour de nombreux spécialistes et responsables du gouvernement, cette alliance vise à démontrer l’influence globale de l’EI —mais sans véritable impact sur le terrain pour aucun des groupes. Pourtant, ces derniers sont responsables de la moitié des victimes du terrorisme à travers le monde en 2014, les islamistes nigérians s’étant même montrés plus meurtriers que leurs mentors spirituels.

    Mais durant ses trois mois de captivité, Yohana a découvert l’amateurisme de ces rebelles sanguinaires. Une constatation qui tranche avec l’image d’une force de combat organisée et féroce dont les terroristes jouissent au niveau international. Saccageant village après village, subsistant grâce à l’agriculture vivrière, les combattants ont de plus en plus de mal à trouver à manger. Du fait de leur incapacité à développer un État fonctionnel, la production alimentaire s’est effondrée —le chef qui tentait de manipuler Yohana parvenait difficilement à se nourrir par exemple, et, a fortiori, sa prisonnière.

     «Il m’a dit: "Oublie ta mère. Maintenant, ta mère, c’est Boko Haram"»

    Un mois avant l’élection présidentielle d’avril 2015, l’armée nigériane a engrangé quelques victoires contre le groupe terroriste, libérant une grande partie du territoire occupé ainsi que des centaines de prisonnières. Mais nombreuses sont celles qui, comme Yohana, n’ont pas attendu l’arrivée des militaires pour s’enfuir, profitant du fait que Boko Haram soit dépassé par le nombre de femmes retenues dans des camps en pleine brousse, dans des cachettes en montagne ou dans des avant-postes éloignés.

    La peur, l’intimidation et l’esclavage sexuel ont depuis toujours servi à convaincre les recrues potentielles de coopérer, mais d’anciennes captives de Boko Haram nous ont dévoilé d’autres méthodes utilisées par leurs geôliers pour embobiner leurs victimes, alors que l’on compte de plus en plus de femmes kamikazes.

    Un mois environ après son enlèvement, Yohana se rappelle avoir été approchée par le chef. L’homme enturbanné a réitéré sa promesse: elle pouvait lui demander n’importe quoi. Alors la jeune fille a choisi ce qui l’obsédait depuis le premier jour: un téléphone portable pour appeler sa mère.

    Son ravisseur a refusé, puis s’est accroupi, si près d’elle que son fusil AK-47 porté en bandoulière a heurté l’épaule de la prisonnière. «Il m’a dit: "Oublie ta mère. Maintenant, ta mère, c’est Boko Haram".»

    Des fruits pour amadouer les otages

    Puis, avec un sourire, le commandant lui a proposé une mangue, quelque chose de sucré pour rompre la monotonie de la bouillie liquide servie chaque jour depuis six semaines. Quelques heures plus tard, il est revenu et a jeté le fruit à ses pieds: «Tout ce que tu veux, il suffit de demander à Boko Haram et on te l’apportera.»

    Ainsi entreprirent-ils d’établir une relation de confiance avec leur victime, indispensable pour la transformer en automate parfaitement malléable.

    Au début, le ravisseur de Yohana, grand et à la peau claire, lui apportait des fruits presque tous les matins. Parfois, c’étaient des mangues, parfois des pastèques, ou bien de l’agbalumo, un fruit à pépins aigre-doux qui pousse dans le sud du pays. Un jour, elle a eu droit à des fruits importés que seuls les riches peuvent s’offrir: des pommes.

    Après chaque présent, l’homme la sollicite à son tour: veut-elle apprendre l’arabe pour pouvoir lire le Coran? Souhaite-elle se marier avec un combattant? A-t-elle envie de se convertir à l’islam?

    «Ensuite, ils m’ont dit que si je prononçais kalima chahada», se rappelle Yohana effrayée alors qu’elle marmonne à la hâte cette profession de foi, «je pourrais me joindre à eux et qu’ils me protègeraient».

    Quelques semaines plus tard, la jeune fille finit par accepter. D’autres cadeaux arrivent: un tchador, ainsi qu’un Coran à la couverture verte et embossée. Depuis qu’elle s’est enfuie, Yohana essaie d'oublier les versets qu'elle lisait chaque jour à voix haute. «Mais je le garde toujours avec moi», ajoute-t-elle doucement, la tête baissée, les tresses couvrant son visage.

    Dans ce pays de 180 millions d’habitants, il est difficile de savoir avec certitude qui contrôle quoi dans les forêts desséchées du Sahel, ce ruban semi-aride qui ceinture le continent au sud du Sahara. Début 2015, on estimait que Boko Haram régnait sur un territoire grand comme la Belgique. En fin d'année, une campagne menée par l'armée nigériane et quatre pays voisins a permis de reprendre la plupart des terres où la secte islamiste avait planté son drapeau noir.

    Mais comme les États-Unis à l’apogée de l’insurrection irakienne, le gouvernement nigérian et ses voisins peinent à adapter leur réponse pour réprimer une rébellion qui est passée de conquête territoriale, à guérilla, puis à attentats-suicides. Des scandales de corruption au plus haut niveau du gouvernement ont sapé un peu plus le moral des troupes, alors qu’une enquête a été ouverte sur la disparition de plusieurs milliards de dollars d’armes.

    «Le nombre d’attaques dans la région a baissé —des attaques moins souvent armées—, mais les attentats à la bombe sont plus fréquents et le nombre de victimes reste aussi élevé, ce qui signifie que Boko Haram est capable d’infliger autant de pertes qu’au sommet de son occupation», analyse Malte Liewerscheidt, expert en sécurité pour la société londonienne Verisk Maplecroft.

    Des combattants affamés selon un rapport secret défense

    Face à ce territoire qui leur échappe, les miliciens emploient des méthodes de plus en plus brutales dans les enclaves qu’ils conservent. Grâce aux témoignages de responsables gouvernementaux ainsi que ceux qui ont réussi à fuir Boko Haram, BuzzFeed News a pu restituer une partie de la vie quotidienne sous la secte islamiste, ainsi que sa gestion chaotique. Entre campagnes de recrutement brouillonnes et châtiments corporels infligés en public, on découvre une organisation fragmentée qui peine à imposer un ensemble cohérent de règles.

    Et pour tous ceux pris dans les filets sanglants de Boko Haram, l’objet le plus trivial peut les sauver de la folie —voire de la mort.

    Pour Yohana, ce fut la promesse quotidienne d’un fruit, denrée de luxe même pour les fantassins de l’organisation —en dépit des terres agricoles prises par les terroristes. D’autres victimes ont, elles, élaboré toutes sortes de stratégies afin de conserver un semblant de vie normale. Une pénurie de nourriture a permis à un homme, Umar, de survivre grâce à la promesse faite aux insurgés de leur offrir les poulets de son exploitation. Rejoice Munnaku, elle, a persuadé un combattant affamé de la laisser partir en lui parlant d’eau.


    BuzzFeed News a obtenu un rapport classifié des services de sécurité nigérians daté de février 2015, dans lequel la principale agence de renseignement interne du pays évoque une organisation incapable de développer une véritable structure étatique, car dépourvue des moyens déjà limités du groupe irako-syrien auquel il a fait allégeance.

    Le rapport pointe également la piètre alimentation de ses membres: deux portions de riz par jour, que seules quelques feuilles de rogon-jeffi, une plante qui pousse dans la brousse, viennent agrémenter. À de rares occasions, et seulement s’ils trouvent du sucre, les miliciens s’accordent un thé le matin.

    Mais l’élément le plus révélateur est sans doute l’absence d’unité idéologique parmi les combattants.

    Il y est décrit comment, dans la rudesse de la brousse où agit désormais Boko Haram, les conflits entre fantassins sont légion et que la grogne gagne du terrain entre les membres de la secte et leurs chefs spirituels. Par deux fois, au moins, des combattants ont préféré s’isoler pour la prière plutôt que de l’effectuer en groupe, comme c’est le cas habituellement.

    «C’est très compliqué de construire un État avec une armée de jeunes gens affamés», observe Lionel Rowlins, un conseiller à la sécurité nationale.

    Rejoice, une ancienne prisonnière, raconte que les tentatives de Boko Haram pour rallier à leur cause les villageois de Gulak, un autre village de l’Adamawa régulièrement pillé par les miliciens, n’ont pas eu les résultats escomptés. Fin 2015, un petit groupe disparate est apparu un matin, vêtu d’uniformes volés à la police, pour mettre en place des barrages routiers sur les artères poussiéreuses qui traversent la brousse.

    Une fois dans la ville, les combattants se sont immédiatement emparés des maisons les plus cossues. L’«émir» du groupe, son commandant, a pris celle de l’ancien chef du village, tandis que des responsables occupaient les domiciles de deux pasteurs et d’un animateur radio parti depuis longtemps.

    «Ils nous saluaient, nous on les saluait, des choses normales», se souvient Rejoice, 38 ans, en berçant son bébé dans la cour dépouillée où elle vit désormais. «Ils venaient et disaient, 'Maman, toi pas s’enfuir'», raconte-t-elle, répétant ce surnom affectueux donné aux femmes âgées. «Les gens que nous cherchons ne sont pas vos femmes.»

    Les barrages érigés par les miliciens leur servaient à percevoir des impôts. Parfois, ils faisaient signe aux passants de circuler, parfois, ils ouvraient le feu sans prévenir.


    Ils distribuaient des biscuits aux enfants, des sachets de lessive aux femmes. Lorsque des agriculteurs se plaignaient de ne plus avoir de main-d’œuvre faute d’habitants, on apportait des sacs de maïs et de millet, et l’on payait des meuniers pour les moudre mécaniquement plutôt qu’à la main.

    «S’ils voient des hommes, peu importe leur âge, ils vont te kidnapper ou te tuer. Musulmans, chrétiens ou païens, ils se fichent de la religion»

    Trois semaines après l’apparition du premier checkpoint, un nouveau groupe de combattants fraîchement capturés a pris le relais, brisant l’équilibre précaire instauré jusqu’alors. Un après-midi, le bruit a couru que l'armée nigériane venait les attaquer, alors les miliciens se sont vengés sur les habitants qu'ils soupçonnaient de les avoir dénoncés.

    «S’ils voient des hommes, peu importe [leur âge], ils vont te kidnapper ou te tuer. Musulmans, chrétiens ou païens, ils se fichent de la religion», explique Rejoice. Un recensement effectué peu de temps après dans le village avance le nombre de 105 personnes tuées ce jour-là.

    Ils ont promis de ne pas faire de mal aux femmes, mais leur ont interdit de sortir après 16 heures. Tous furent obligés de se convertir —même les musulmans ont dû accepter l’interprétation wahhabite de la secte. Mais les terroristes continuèrent à user de leur tactique tordue pour amadouer les villageois.

    «Parfois, ils vous amènent du savon et disent que c'est parce que votre mari n’est pas là, car ils l’ont tué», raconte Rejoice, secouant la tête, incrédule. «À la fin de la journée, ils ont tout gâché. Parce qu’ils s’en sont pris aux femmes, aux hommes, aux enfants —à tous.»

    La cinquantaine de femmes et d’enfants restants furent parqués dans une seule et même pièce. La chaleur était étouffante. On leur donna des Coran et des seaux, les abandonnant à leur sort des heures durant. Beaucoup étaient régulièrement traînés dehors pour être violés, avant de retourner à leur matelas sale, le regard vide. «J’ai cru que je deviendrais folle», confie Rejoice. Mais les miliciens la laissaient tranquille car elle avait un petit garçon, lui dirent-ils. Il s’appelait Destiny —mais les hommes l’avaient rebaptisé Moustapha.

    Rejoice savait qu’elle devait s’enfuir. Et la chance a fini par arriver.

    «Le vendeur d’eau lui indiqua le meilleur moyen de s’enfuir: la nuit, quand les femmes ont le droit d’aller aux toilettes»

    L’eau courante est rare au Nigeria, et la plupart des gens dépendent des jerricanes que livrent les vendeurs d’eau. Un après-midi, les femmes furent parquées à l’extérieur pour écouter un sermon. L’homme armé qui leur parlait faisait tout pour les persuader qu’elles vivaient désormais au paradis. «Ils disaient que c’était la dernière bataille inscrite dans le Coran, et même dans la Bible pour nous, chrétiens», se souvient Rejoice. «Après la crise de Boko Haram, nous vivrons tous à nouveau en paix.»

    Jetant un œil autour d’elle, Rejoice remarqua que son livreur d’eau faisait partie des combattants censés surveiller les prisonniers. Elle s’approcha de lui sans bruit. «Je lui ai demandé, est-ce que tu ne veux pas vivre comme avant? Pouvoir manger, gagner de l’argent?» Surtout, elle lui rappela que l’eau était rationnée —certains puits avaient été empoisonnés en représailles— et que tous dépendaient du précieux liquide.

    Quelques jours plus tard, le vendeur d’eau lui indiqua le meilleur moyen de s’enfuir: la nuit, quand les femmes ont le droit d’aller aux toilettes, le mur de derrière n’est pas surveillé.

    Rejoice ne perdit pas de temps. Cette nuit-là, elle attacha fermement son fils sur son dos avec une écharpe bigarrée et se glissa dehors. Alors qu’elle escaladait le mur, une odeur putride lui monta aux narines: sous ses pieds se trouvaient les cadavres sommairement enterrés de nombreux miliciens.

    Réprimant un haut-le-cœur, elle se mit à courir.


    Les jeunes filles mariées de force aux membres de la secte

    Si la vie des femmes réduites à l’esclavage par Boko Haram est un cauchemar, les hommes à qui la secte islamiste laisse une relative liberté ne sont pas beaucoup mieux lotis. Lorsqu’un village tombe aux mains des terroristes, ses habitants découvrent le règne brutal des miliciens.

    En janvier dernier, dans le village reculé d’Adamawa, qui a vu naître Umar il y a 42 ans, tous les hommes furent massacrés —à l'exception des plus âgés. «Si vous êtes vieux, ils vous convertissent à l’islam et vous surveillent pour s’assurer que vous êtes un bon musulman», raconte Umar, qui a demandé à n’être identifié que par son prénom.

    Mais il a trouvé un moyen de garantir sa survie, en promettant aux combattants de Boko Haram de leur faire passer chaque semaine un stock de poulets et d’œufs frais. «Ma seule option c’était ça ou bien rejoindre leurs rangs», explique ce père de trois enfants, qui a envoyé il y a bien longtemps sa femme et leur progéniture vivre à Yola, la capitale administrative de l’État.

    «C’était un village de femmes et de vieillards. Dans la rue, il n’y avait que des hommes.»

    Des hommes armés visitaient régulièrement son exploitation, le saluaient et emportaient ses produits, le fusil en bandoulière, dit-il. Mais l’équilibre était précaire. Les règles, communiquées lors de réunions au «palais» de l’émir, changeaient souvent.

    Quitter le village était, au départ, un délit passible de mort. Mais au bout de quelques semaines, les habitants reçurent l’ordre de cultiver les champs alentours afin de remplir, sous surveillance armée, les silos vides. Le premier jour, ils furent des dizaines à s‘enfuir.

    Dans un premier temps, seules les jeunes filles majeures étaient mariées de force aux membres de la secte. Mais le jour où Boko Haram abaissa l’âge à 13 ans, Umar décida de tenter sa chance et de fuir. «Ils étaient de pire en pire chaque jour qui passait.»



    Une nouvelle tendance est apparue dans presque tous les cas de double, voire triple attentats-suicides commis au cours des 12 derniers mois: l’un-e des kamikazes en puissance ne parvient pas à se faire exploser. La semaine dernière, sur les trois filles envoyées au camp de réfugiés de Dikwa, une a refusé de déclencher sa ceinture d’explosifs en apprenant que sa famille se trouvait là.

    Les experts estiment que les résistances idéologiques sont plus faciles à lever lorsque l’on se trouve dans une situation de pénurie.


    «Cette organisation terroriste n’a tout simplement pas les ressources —financières ou humaines— pour répondre aux besoins des populations qu’elle tente d’asservir», explique James Forrest, spécialiste du terrorisme à l’université du Massachusetts Lowell. «La cohérence est indispensable lorsqu’on essaie d’enrôler quelqu’un, en cela qu'elle permet de joindre l’acte à la parole. Lorsque les agissements d’un groupe ne correspondent pas aux promesses faites, il devient difficile d’instaurer une relation de confiance et de coercition qui… bénéficierait au recruteur.»

    Yohana l’a tout de suite remarqué. Les fruits, qu’on ne lui apportait plus qu’une, voire deux fois par semaine, apparaissaient comme une vague tentative de la garder sous l’emprise de ses ravisseurs. Elle a aussi réalisé que si ses geôliers possédaient bel et bien des téléphones, il n’y avait aucun espoir qu’elle puisse joindre sa mère, les antennes-relais locales ayant été détruites.

    Et comme personne n’avait pensé à stocker des graines pendant la période de récolte —la plupart des agriculteurs, s’ils ne s’étaient pas enfuis, avaient été tués— on ne faisait plus qu’un repas par jour, au mieux. Amaigris, les combattants n’étaient plus aussi vigilants.

    Yohana, qui avait réussi à canaliser sa peur et sa colère grâce aux fruits que lui apportaient ses ravisseurs, sentait leur emprise se dissiper peu à peu.

    «Si vous vous échappez, on vous attrapera. Et si on vous attrape, on vous cassera les côtes et les jambes et on vous laissera là.»

    Elle réussit à s’enfuir lorsque que les miliciens revinrent un après-midi, épuisés, la moitié de leurs camarades morts sur le champ de bataille. «C’est quand ils sont revenus faire leur salât (la pière islamique, ndlr). Ils nous ont dit de leur donner à manger. Quand ils ont fini de manger, ils se sont tous endormis.»

    Avant de s’assoupir, ils répétèrent aux prisonniers l’avertissement habituel: «Si vous vous échappez, on vous attrapera. Et si on vous attrape, on vous cassera les côtes et les jambes et on vous laissera là.»

    Mais tout cela n’avait plus d’importance pour Yohana. Le sort qui l’attendait ne pouvait pas être pire que ce qu’elle subissait déjà.

    À la nuit tombante, elle se glissa hors du camp avec six autres filles. Après quelques minutes à marcher dans la brousse, trois d’entre elles s’arrêtèrent. Elles ne voulaient plus risquer le voyage et retournèrent au campement. Pendant un long moment, l’hésitation paralysa les quatre autres.

    «J’avais peur», raconte Yohana. «Je voyais des cauchemars.»

    La marche fut éprouvante. Elles parcoururent des kilomètres dans la brousse, trébuchant sur des rochers et des serpents. Après plusieurs jours, elles arrivèrent enfin à Mubi, autrefois capitale de la province de Boko Haram, croulant sous l’afflux de nouveaux arrivants depuis sa libération. Là, Yohana alla au marché, où travaillait un ami de son père.

    Il examina cette silhouette dépenaillée aux yeux hagards. Elle avait maigri à vue d’œil. Yohana ne s’était pas lavée depuis plusieurs jours et des cicatrices, encore visibles aujourd’hui, couraient sur ses bras et ses jambes.


    - C’est vraiment toi, lui demanda-t-il.

    - «C’est moi», répondit-elle.

    Son oncle, sceptique, l’emmena chez lui et demanda à sa femme: «C’est Yohana?»

    Elle se mit à pleurer.

    «C’est elle.»

    Monica Mark est la correspondante de BuzzFeed News en Afrique de l’Ouest. Elle vit à Dakar, au Sénégal.

    Traduit par Nora Bouazzouni