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    Comment Steve Bannon voit le monde

    L'ancien conseiller stratégique de Donald Trump avait exposé sa vision du monde lors d’une conférence au Vatican en 2014. BuzzFeed News y était. Pour Steve Bannon, le racisme se «dilue» dans l’extrême droite et Vladimir Poutine n'est pas si infréquentable.

    À l’été 2014, au Vatican, BuzzFeed News a assisté à une conférence sur la pauvreté organisée par le Dignitatis Humanae Institute (une ONG catholique liée aux factions les plus conservatrices de l’Église catholique). Nous préparions alors un reportage sur la montée de la droite religieuse en Europe. Au cours de la conférence, une série de questions-réponses de 50 minutes livrée via Skype par un Américain dont on parlait peu à l'époque, Steve Bannon, avait attiré notre attention. Dans une petite salle d'un palace en marbre du Vatican, voici comment il décrivait sa vision du monde.

    Bien longtemps avant que la victoire du Brexit ou de Trump ne semble possible, Steve Bannon déclarait qu’il existait un «mouvement mondial du Tea Party» et faisait l’éloge de l’extrême droite européenne comme UKIP au Royaume-Uni et le Front national en France. Voici les grandes lignes de ses déclarations ce jour-là.

    Pour Bannon, nous sommes les enfants d’un siècle de barbarie déclenché par la Première Guerre mondiale. Selon lui, nous sommes sortis de cette barbarie non seulement grâce à l’héroïsme des résistants européens et des soldats américains, dans une bataille qui «opposait l’Occident judéo-chrétien et les athées», mais surtout grâce à une forme de «capitalisme éclairé» qui aurait permis de soutenir «l’Union soviétique, l’Angleterre, les États-Unis pour finir par reconquérir l’Europe continentale et faire battre en retraite un empire barbare en Extrême-Orient.»

    «Je crois que nous avons dévié dans les années qui ont suivi la chute de l’Union soviétique, et c'est selon moi, je le crois vraiment, une crise de notre Église, une crise de notre foi, une crise de l’Occident, une crise du capitalisme.»

    L’histoire réécrite par Bannon se poursuit ainsi: ce capitalisme a engendré d’immenses richesses, redistribuées à une classe moyenne émergente née de la classe ouvrière, permettant la création d’une Pax Americana. On retrouve dans la bouche de Bannon le concept qui fera le succès de Trump: la référence à un âge d’or révolu, où les temps étaient doux et l’Amérique heureuse (une certaine idée de la «grandeur» de l’Amérique qui ignore la guerre de Corée (1950-1953), celle du Viêtnam (1955-1975) ou le mouvement pour les droits civiques des noirs (1955-1968) sur le sol américain). Ce capitalisme «diffusait ses bienfaits à la plus grande partie de l’humanité [et] presque tous ces capitalistes étaient de fervents croyants de l’Occident judéo-chrétien». Or, ajoute Bannon, après ces décennies de paix, ce fut la catastrophe: «Je crois que nous avons dévié dans les années qui ont suivi la chute de l’Union soviétique», assure-t-il, avant d’ajouter qu’en ce début de XXIe siècle, nous traversons une crise «de notre Église, une crise de notre foi, une crise de l’Occident, une crise du capitalisme». Et que les «militants de l’Église» doivent s’unir et se battre contre «une nouvelle barbarie qui commence et qui va éradiquer complètement tout ce qui nous a été légué au cours des 2000, 2500 dernières années».


    Dans le monde de Bannon, il y a le bon et les mauvais capitalismes. Le bon, c’est le sien: un capitalisme pragmatique inscrit dans les fondations morales et spirituelles du christianisme et des croyances judéo-chrétiennes. Et deux mauvais: celui qui est sponsorisé par l’État, le «capitalisme du favoritisme», «comme en Chine et en Russie» (Bannon a l’air de regretter le temps béni du capitalisme soviétique, opposé à celui de la Russie d’aujourd’hui qui flirterait avec le socialisme), qui consiste à créer des richesses destinées à enrichir un tout petit groupe de personnes. C’est ce capitalisme-là que le Tea Party américain combat, bien plus que la gauche, tout comme l’UKIP au Royaume-Uni combat le parti conservateur. D’ailleurs, le plus grand combat du Tea Party américain se livre contre «l’establishment républicain, qui est en réalité un ramassis de capitalistes népotistes qui ont l’impression de bénéficier de leurs propres règles de conduite». Il qualifie la seconde mauvaise forme de capitalisme de «capitalisme à la Ayn Rand ou capitalisme libertaire de l’école objectiviste», qui se détache nettement du «capitalisme éclairé» de l’Occident judéo-chrétien (le bon, donc). En effet, ce capitalisme-là séduit malheureusement les «jeunes», qui le confondent avec la «liberté personnelle», alors qu’en en réalité il transformerait les gens en biens de consommation.

    Pour Bannon, les partis européens tels que l’UKIP et le FN ne sont pas des partis racistes. Bien sûr, ils comportent des éléments «marginaux» mais qui vont se «diluer» avec le temps ou se marginaliser encore davantage, exactement comme aux États-Unis où le Tea Party a su, selon lui, réguler ses membres et éloigner les plus marginaux et les plus racistes d’entre eux.

    Puis Bannon s’excuse presque d’avoir à aborder un sujet désagréable, mais il est bien obligé d’en parler: nous sommes «en guerre ouverte contre le fascisme islamique djihadiste». Il décrit les méfaits de Daech, qui s’est emparé des outils du capitalisme, d’une guerre qui «métastase» jusqu’à l’Afrique sub-saharienne avec Boko Haram «et d’autres groupes qui finiront par s’associer à l’EI dans cette guerre mondiale». Nous sommes à l’aube d’un conflit mondial et si nous «ne nous associons pas avec d’autres [partis] qui sont dans d’autres pays, ce conflit ne fera que métastaser». Une double crise menace: celle qui sape les bases du «bon» capitalisme, et la guerre contre un nouveau fascisme, islamique cette fois.


    «Si vous regardez la longue histoire de la lutte de l’Occident judéo-chrétien contre l’islam, je crois que nos ancêtres ont tenu fermement leur position, et je pense qu’ils ont eu raison. (...) Ils ont pu nous léguer une Église et une civilisation qui [sont] réellement le fleuron de l’humanité.»

    Autre fléau: la laïcité, qui a sapé la force de l’Occident judéo-chrétien pour défendre ses idéaux. Face à l’islam radical, Bannon prône une position «très, très très agressive». Contre les excès religieux, le remède... est une autre sorte d’excès religieux: «Si vous regardez la longue histoire de la lutte de l’Occident judéo-chrétien contre l’islam, je crois que nos ancêtres ont tenu fermement leur position, et je pense qu’ils ont eu raison. (...) Ils ont pu nous léguer une Église et une civilisation qui [sont] réellement le fleuron de l’humanité.»

    Lorsque les participants de la conférence demandent à Bannon comment il concilie son hostilité à l'égard de la forme de capitalisme d’État de Poutine et le fait que des partis qu’il soutient, comme l’UKIP et le Front national français, entretiennent des relations étroites avec le président russe, Bannon réplique que c’est «un peu plus compliqué que ça.» Poutine est un kleptocrate (dont le pouvoir s'appuie sur une corruption pratiquée à large échelle), certes, mais sa défense des «valeurs traditionnelles» et son soutien du nationalisme sont de bonnes choses. D’accord, il n’est pas recommandable, mais ne nous attardons pas, il y a des priorités: gérer le problème de l’EI.

    Bannon était également le président exécutif de Breitbart (qu'il a quitté en janvier 2018), un site de propagande de l’alt-right qui véhicule des thèses racistes, antisémites et misogynes et se spécialise dans la désinformation et le complotisme, et qu'il qualifie de «troisième plus grand site d’actualité conservateur». Bannon estime que Breitbart a été le premier à parler de ce qui lui semble être un «Tea Party mondial»: au Royaume-Uni avec l’UKIP, en France avec le Front national. Selon lui, ces partis ont un certain «bagage ethnique» mais ils sont avant tout unis par un mouvement populiste de centre-droit de la classe moyenne, composé de ceux qui travaillent et sont «fatigués que ce que l’on appelle le parti de Davos leur dicte ce qu’ils ont à faire». Fatigués de l’élite qui reste dans l’entre-soi. On assiste donc, selon le prochain conseiller stratégique de la Maison-Blanche, à une réaction mondiale contre le gouvernement centralisé, qu’il soit à Pékin, Washington ou Bruxelles. Et contre les banquiers qui ont gardé la fortune amassée avant la crise de 2008 et ont été renfloués avec l’argent des contribuables, sans avoir à payer les frais, ni à subir les conséquences de la crise qu’ils avaient provoquée. Pour Bannon, renflouer les banques était une erreur et «il y a eu beaucoup de fausses informations avancées au sujet des renflouements des banques en Occident». Les banquiers, financés par les impôts des classes moyennes (économiquement opprimées, donc) ont très peu perdu. Voilà ce qui alimente, selon Bannon, la révolte populiste, en Amérique comme au Royaume-Uni, révolte dont les partisans vont demander des comptes aux «institutions des cabinets comptables, des cabinets d’avocats, des banques d’investissement, des cabinets de conseil, à l’élite des élites, l’élite qui a fait des études supérieures».

    Et Breitbart est la plateforme qui leur donne une voix: «Dans le domaine du conservatisme social, nous sommes la voix du mouvement anti-avortement, la voix du mouvement pour le mariage traditionnel, et je peux vous dire que nous remportons une victoire après l’autre. Les choses changent maintenant que les gens ont une voix et une plateforme qu’ils peuvent utiliser», se réjouit Bannon.

    Cette plateforme ne devrait plus tarder à arriver en France puisque le site Breitbart, qui a manifesté un intérêt (réciproque) pour Marion Maréchal-Le Pen, envisage de s’y implanter en 2017.

    Pour écouter l'entretien dans son intégralité (en anglais):

    Vous pouvez aussi lire la transcription complète de cette conférence (en anglais également) ici.

    Ce post a été adapté de l'anglais par Bérengère Viennot.