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    Comment Donald Trump a soumis les chaînes d'info

    Auprès de BuzzFeed News, les patrons des principales chaînes américaines nuancent leur rôle dans l'ascension du candidat républicain. Mais la tension monte parmi les journalistes.

    Les équipes des cinq principales chaînes d'information américaines font face aux questions sur le rôle que leurs médias ont pu jouer dans l'amplification du succès de Donald Trump et de sa campagne d'insultes, de généralisations hâtives à propos des minorités, et parfois même de mensonges flagrants.

    Des conversations avec plus d'une douzaine de reporters, de producteurs et de dirigeants des principales chaînes révèlent des tensions internes à propos de la couverture journalistique énorme dont Donald Trump a bénéficié et de la pertinence des questions que le candidat en tête pour l'investiture républicaine a -ou non- subies sur les ondes.

    Des sources au sein de deux chaînes confirment également la liberté sans précédent laissée à Donald Trump par les chaînes de télévision, lors d'une série de négociations privées lui permettant de dicter ses conditions à propos de détails spécifiques, comme le placement des caméras à ses meetings, pour veiller à ce que la couverture se limite à un plan unique sur son visage.

    Des responsables de chaînes racontent que les audiences les ont incités à couvrir la campagne avec des discours de Trump, en grande partie non filtrés. Le PDG de CBS, Les Moonves, plaisante même en disant que Trump «n'est peut-être pas bon pour l'Amérique, mais qu'il est sacrément bon pour CBS».

    «En tant qu'Américain, cela me trouble»

    Mais au sein des chaînes, beaucoup d'employés sont de plus en plus perturbés par ce qu'ils ont aidé à créer.

    «En tant que responsable des programmes, c'est une décision facile à prendre, les gens le regardent», déclare un producteur. «En tant qu'Américain, cela me trouble en fait, car j'ai l'impression qu'on y a contribué.»

    Alors que certains journalistes -notamment Megyn Kelly de Fox News, Chuck Todd de NBC News et Jake Tapper de CNN- ont attaqué violemment Donald Trump, la majorité de la couverture de sa campagne, y compris la retransmission de ses meetings et manifestations live dans leur intégralité, a été peu critique et quasiment pas filtrée, certains intervieweurs ne voulant ou ne pouvant pas offrir autre chose qu'une tribune au candidat pour qu'il s'y exprime.

    Plusieurs rédacteurs de journaux télé et de chaînes d'info câblées justifient l'importance de la couverture dont bénéficie Donald Trump en la présentant comme une juste réponse à la demande des spectateurs et à sa prééminence dans la course à l'investiture.

    C'est un argument que le président de CNN, Jeff Zucker, a employé publiquement. Quand on lui a demandé s'il se sentait responsable de l'ascension de Trump, il aurait répondu à des reporters lors d'un déjeuner, la semaine dernière, que «le candidat en tête pour la course à l'investiture attirera toujours un degré d'attention disproportionné.»

    Certains accusent les autres candidats républicains de ne pas être prêts à s'attaquer à Trump publiquement. Parmi les employés de télévision, beaucoup ne savent pas comment couvrir un candidat comme lui -qui semble sourd aux attentes habituelles d'honnêteté et de respect des règles démocratiques.

    «Il va lancer une grenade, et ensuite venir nous voir pour en parler.»

    Les relations symbiotiques liant Trump aux journaux télévisés ont au début ressemblé à un petit flirt de vacances bien innocent. Au moment où Trump a descendu l'escalator de la Trump Tower pour annoncer sa candidature face à un hall rempli de spectateurs, dont certains étaient des figurants payés, les chaînes câblées ont pensé trouver là un remède à la pauvreté des infos estivales. Les producteurs de plusieurs chaînes ont confié qu'ils avaient d'abord considéré sa candidature comme une simple plaisanterie, au demeurant très drôle.

    Les meetings de Donald Trump sont devenus des incontournables de la télévision, dans la journée et aux heures de grande écoute sur le câble, détrônant les journaux télévisés réguliers et imprimant son propre rythme au cycle quotidien des news. Même en pleine controverse, la disponibilité dont Trump faisait preuve vis-à-vis des médias pour donner des interviews filmées ou téléphoniques a déstabilisé les producteurs habitués à traiter avec des candidats difficiles à joindre.

    Comme le résume un vétéran de la production:

    «Il va lancer une grenade, et ensuite venir nous voir pour en parler.»

    Au cours des semaines suivantes, Trump a justement lancé plusieurs grenades, en traitant les Mexicains de violeurs et d'assassins, remettant en question le statut de héros militaire de John McCain et répétant qu'il construirait un mur à la frontière et qu'il le ferait payer aux Mexicains.

    Lors du premier débat républicain, début août, Megyn Kelly de Fox News a confronté Donald Trump à plusieurs remarques offensantes sur les femmes faites par lui dans le passé. Il passera les quelques jours suivants à l'attaquer sur Twitter et dira à Don Lemon de CNN dans une interview téléphonique:

    «Elle avait du sang qui lui coulait des yeux, qui lui en sortait de là où je pense.»

    Plus tard en août, après une brève pause dans les insultes, Trump a de nouveau attaqué Megyn Kelly sur Twitter, poussant ainsi le directeur de Fox News, Roger Ailes, à demander publiquement à Trump de s'excuser. Celui-ci a répondu en disant:

    «Je ne pense pas que Megyn Kelly soit une journaliste de qualité.»

    «C'est l'effet Megyn Kelly», explique un producteur de MSNBC. «Si vous le poussez trop loin, ça ne fera que vous nuire. Ça nuira à votre émission, à votre chaîne et à votre image car, et on ne sait pas pourquoi, Donald Trump est plus imperméable à ces attaques qu'un homme politique classique.»

    2159 reportages de Trump sur CNN en quatre mois

    À la fin de l'été, Donald Trump s'est imposé comme une puissance dominante de la course. Selon Zignal Labs, CNN a fait 2159 reportages sur Trump entre le moment où il a fait son annonce en juin et la mi-septembre.

    La «fièvre Trump» a continué à monter en automne, même si des conflits ont surgi entre les chaînes et l'équipe de campagne de Trump à propos de l'accès de la presse aux meetings. Après plusieurs incidents impliquant des collaborateurs de la campagne de Trump menaçant de supprimer les accréditations des reporters qui sortaient de l'enclos réservé à la presse, des représentants d'ABC News, CBS News, NBC News, Fox News, et CNN ont organisé une conférence téléphonique avec le directeur de campagne de Trump, Corey Lewandowski, pour négocier l'accès.

    Selon deux sources bien informées sur cet appel, la direction de campagne de Trump a déclaré aux chaînes que leurs équipes de tournage ne pourraient filmer Trump que de face, et à partir de l'enclos réservé à la presse, évoquant des recommandations concernant la sécurité, provenant des services secrets.

    Selon les conditions imposées par la direction de campagne, les équipes de tournage ne peuvent pas quitter l'enclos réservé, pendant les meetings, pour aller capter des vidéos des réactions de l'auditoire, ce que l'on appelle dans le milieu des «plans de coupe». Les chaînes ne peuvent pas non plus installer de support élévateur séparé pour faire d'autres plans de coupe.

    Les conditions limitant l'accès des journalistes aux partisans et aux opposants pendant les discours de Trump sont sans précédent et plus restrictives que celles imposées par la Maison-Blanche ou la direction de campagne d'Hillary Clinton qui dispose pourtant de la protection des services secrets.

    Les chaînes capitulent face aux exigences de Trump

    Mises face au risque de perdre leur accréditation pour assister aux meetings de Trump, les chaînes ont capitulé. Elles ont cependant réussi à obtenir une concession: quand Trump finit de parler, une seule personne munie d'une caméra est autorisée à sortir de l'enclos réservé à la presse pour le filmer en train de serrer les mains dans la foule, à sa sortie. Les images sont ensuite partagées entre les chaînes.

    Quand Trump se plaint que les médias n'orientent pas leurs caméras de façon à montrer l'importance de la foule, c'est parce qu'ils ne peuvent qu'utiliser la caméra de front en faisant un zoom arrière et qu'il n'y a pas d'autre angle pour montrer la foule.

    Donald Trump a pris des positions de plus en plus inquiétantes à la fin de l'année. Il a prétendu de façon mensongère que des «milliers» de musulmans du New Jersey avaient célébré dans la rue l'anniversaire du 11 septembre, et il a demandé à ce qu'on interdise temporairement aux musulmans d'entrer dans le pays, s'inquiétant que certains puissent être des terroristes.

    «Moi je pense qu'il est en tête à cause de la couverture immense que nous lui avons consacrée.»

    Pendant ce temps, les tensions au sein de CNN à propos de l'étendue de la couverture que la chaîne consacre à Trump a commencé à se faire jour. Selon trois sources internes de la chaîne, Jeff Zucker, le PDG de CNN, a été contesté par un de ses rédacteurs lors d'une rencontre interne, à propos de la couverture du candidat à l'investiture républicaine. Selon ces sources, sa réponse a été similaire à celle qu'il avait donnée publiquement: «La couverture ne fait que refléter la position prééminente de Trump dans la course à l'investiture républicaine.»

    Tout le monde n'est pas d'accord au sein de la chaîne. «Nos supérieurs disent que c'est parce qu'il est en tête» qu'on parle autant de lui, dit une source au sein de la CNN. «Moi je pense qu'il est en tête à cause de la couverture immense que nous lui avons consacrée.»

    La couverture n'a fait qu'augmenter à mesure que Trump consolidait son hégémonie en accumulant les victoires. Encore une fois, c'est sa disponibilité pour passer à la télévision, en particulier via le téléphone, qui a entraîné sa présence régulière dans les émissions matinales des chaînes, ainsi que dans les émissions politiques dominicales. Il est à noter que CBS NEWS est la seule chaîne d'info qui ne fasse pas régulièrement d'interviews téléphoniques du candidat.

    Mais tandis que Trump continue sa marche vers l'investiture républicaine, les chaînes doivent maintenant faire face à la réalité -Trump est là pour durer, et sa couverture médiatique doit changer.

    Un producteur de MSNBC déclare que les rédacteurs et animateurs de sensibilité de gauche exigent de plus en plus qu'on ne donne pas à Trump de temps d'antenne gratuit aux heures de grande écoute.

    Une autre source au sein de MSNBC assure qu'il y avait un moyen de couvrir Trump à la télévision: préciser le contexte, ce qui manquait souvent, d'après elle. «Ne le couvrez pas comme de la télévision commerciale, avec des gens à l'affût d'hémoglobine. Montrez-le comme un phénomène politique... vous devez expliquer le contexte», poursuit cette source.

    Pour l'instant cependant, Trump semble avoir réussi à persuader les chaînes de télé affaiblies -en les dressant les unes contre les autres- qu'elles avaient besoin de lui.

    «Si la compétition se joue autour de Trump, on reste sur Trump», a dit l'un des principaux producteurs interrogé.

    John Stanton a contribué à ce reportage.