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    Pourquoi les acteurs britanniques noirs cartonnent aux États-Unis

    En manque d'opportunités dans leur pays natal, beaucoup d'acteurs britanniques trouvent le succès –et des rôles bien plus substantiels– en racontant des histoires de noirs américains, et parfois même les plus emblématiques.

    En Grande-Bretagne, David Oyelowo se sentait limité.

    Brillant acteur capable de se fondre dans un rôle et d'en tirer une performance portée aux nues par ses contemporains, David Oyelowo –qui s'est fait connaître pour son personnage de Danny Hunter, l'espion maudit de MI-5, la série de la BBC– ne trouvait plus matière à progrès. Son travail prestigieux au sein de la Royal Shakespeare Company lui avait fait connaître quelques succès mineurs, mais les portes de la télévision ou du cinéma semblaient irrémédiablement coincées. Et en s'imaginant une carrière faite de rôles de composition, ses ambitions crevaient le plafond.

    Il y a sept ans, David Oyelowo et sa femme Jessica se sont donc envolés pour Los Angeles, avec l'espoir de trouver des rôles à la hauteur de sa formation au sein de la glorieuse Académie de Musique et d'Art Dramatique de Londres. Il est arrivé en mai et, en juillet –soit à peine deux mois après avoir posé ses valises à l'endroit où il espérait trouver le rôle de ses rêves– le scénario d'un film intitulé Selma lui est tombé sur les genoux.

    Il aura fallu encore sept ans, cinq réalisateurs et une réécriture avant que le film arrive dans les salles obscures, mais, aujourd'hui, David Oyelowo impressionne les critiques avec son interprétation plus vraie que nature de Martin Luther King, le pasteur qui allait contribuer à changer la vie de millions d'Américains avant d'être assassiné en 1968.

    L'histoire de David Oyelowo n'est pas si rare. Elle ressemble à celle de beaucoup d'acteurs britanniques noirs et, à bien des égards, son rôle –et son histoire en tant qu'acteur– relèvent d'une tendance actuelle d'Hollywood. Il y a comme une Renaissance de l'acteur noir britannique due, en grande partie, au fait que ces acteurs ne trouvent pas au Royaume-Uni le genre de rôles susceptibles de leur offrir la profondeur qu'ils recherchent. Aux États-Unis, ces expatriés donnent vie à l'Histoire nationale, une Histoire qui fut bien souvent aussi funeste que complexe pour les noirs américains.

    Les opportunités, la chance ou le timing y sont sûrement pour quelque chose. Mais l'odyssée de David Oyelowo –qui, avec Martin Luther King, joue l'un des Américains les plus reconnaissables et les plus emblématiques de tous les temps– donne presque l'impression d'avoir été orchestrée d'en haut.

    «Dans Lincoln, je jouais un soldat qui rencontre le président et qui lui dit, à l'hiver 1865, "quand allons-nous obtenir le droit de vote?". Dans Selma, je me retrouve 100 ans plus tard dans la peau de Martin Luther King avec le même acteur, Colman Domingo –lui aussi présent dans la scène avec le président Lincoln– nous sommes en prison, dans une cellule, et nous nous demandons quand nous allons obtenir le droit de vote», raconte David Oyelowo dans une interview à BuzzFeed News. «J'ai joué un prêtre dans La couleur des sentiments, j'ai joué un pilote de chasse dans Red Tails, j'ai joué le participant d'un sit-in, un Freedom Rider, un Black Panther, puis un sénateur dans Le majordome. Autant de personnages qui m'ont fait voyager dans l'histoire et m'ont fait vivre ce qu'a pu vivre une personne noire au cours de ces 150 dernières années».

    Là, l'acteur s'arrête et se corrige. Dans pratiquement tous ses rôles joués depuis son arrivée aux États-Unis, il a voyagé dans l'histoire des noirs américains, et ce qu'ils ont pu vivre ces 150 dernières années. Une nuance que l'acteur de 38 ans ne prend vraiment pas à la légère.

    «Aujourd'hui, je connais davantage l'histoire américaine que la nigériane ou la britannique», dit-il dans un bref éclat de rire.

    Dans Selma, deux des plus célèbres et des plus importants noirs américains de l'Histoire ont droit à leur portrait de cinéma. Ensemble, Martin Luther King et Coretta Scott-King sont devenus le couple emblématique du mouvement des droits civiques, qui promouvait des manifestations non-violentes afin d'obtenir des droits inaliénables pour tous les Américains. Dans le film, réalisé par Ava DuVernay, les deux rôles sont interprétés par des acteurs britanniques; Carmen Ejogo, qui avait déjà joué Coretta Scott-King (dans Boycott, un film de la chaîne américaine HBO) est elle aussi née au Royaume-Uni.

    «Je suis désolée – c'est juste qu'ils étaient excellents» ironise Ava DuVernay pour défendre son casting très british lors d'une interview avec BuzzFeed News. «David est tout simplement un artiste extraordinaire. Je n'ai jamais rien vu de tel, que ce soit dans la profondeur de sa préparation ou dans la façon qu'il a eu d'ouvrir son cœur face à ce rôle – il s'est vraiment fondu à l'intérieur, avec le désir d'y disparaître, de lui offrir toute sa personne, dans son intégralité. Ce niveau d'engagement est celui dont on a pu entendre parler avec Daniel Day-Lewis et sa préparation. Je voulais vivre ça. Et je savais que c'était très important pour lui. Et avoir pu contribuer à sa performance a été un énorme honneur. Tout simplement un honneur, et je crois que la nationalité n'a pas grand chose à voir là-dedans».

    Reste qu'il y a quelque chose à dire de la formation technique que beaucoup d'acteurs reçoivent en Angleterre. Daniel Day-Lewis, lauréat de l'Oscar du meilleur acteur pour son interprétation du président Lincoln dans le film éponyme de 2012, est lui aussi britannique. Et dans Selma, Ava DuVernay a choisi Tim Roth, encore un britannique, pour jouer l'ancien gouverneur d'Alabama, George Wallace.

    Tim Roth a beau être blanc, il dit qu'il est facile de comprendre les difficultés auxquelles doivent faire face ses compatriotes et collègues noirs.

    «Ils n'ont pas ces rôles chez eux», précise Tim Roth dans une interview avec BuzzFeed News. «On y fait des bons trucs, mais (...) il y a une dynamique noire bien plus importante dans le monde américain».

    Une dynamique qui dépasse la simple émigration d'acteurs en quête de super travail. S'ils obtiennent de tels rôles, c'est qu'ils sont nombreux à pouvoir utiliser leur formation théâtrale britannique et à la traduire dans des grosses productions d'Hollywood, une logique assez parfaitement adaptée aux rôles très profondément construits dans lesquels beaucoup atterrissent.

    «A mon avis, c'est lié à la scène, parce qu'ils ont une préparation scénique», estime Ava DuVernay. «Leur travail est profondément ancré dans le théâtre. Notre système de création d'acteurs est bien plus commercial (...) ils ont une profondeur dans la construction du personnage qui est vraiment merveilleuse».

    Des acteurs comme David Oyelowo et Carmen Ejogo peuvent aussi compter sur une déconnexion culturelle, qui leur permet d'endosser la vie de personnages emblématiques comme le couple King et de la jouer avec suffisamment de vulnérabilité et sans ressentir, disons, la peur (et dans certains cas, le fardeau) que des acteurs américains peuvent ressentir en s'attaquant à des morceaux de leur Histoire et de leurs traditions.

    «Ils avaient une distance, oui», ajoute Ava DuVernay. «C'est tout le concept de la révérence –si vous n'avez pas cette révérence et que vous ne les mettez pas sur un piédestal, alors vous êtes plus capable d'aller au cœur de votre exploration et d'y trouver la vérité. Vous ne bataillez pas avec votre histoire, avec le fait que votre grand-mère avait une photo de King accrochée au mur. Parce que ce n'était pas le cas. Parce que vous n'êtes pas d'ici. Vous n'avez pas appris par cœur le "I Have a Dream" à l'école. Vous n'avez pas tous ces résidus à gérer».

    Carmen Ejogo dit que c'est ce qui l'a aidée à disséquer Coretta Scott-King. D'un point de vue critique, elle est d'ailleurs la première à faire un portrait véritablement humain de Coretta Scott-King, ce qui a son importance ici, vu que Selma effleure brièvement le caractère volage de Martin Luther King.

    «J'ai essayé de me convaincre que mon identité britannique n'avait rien à voir là-dedans, mais je pense en fait qu'elle m'a bien servi», déclare Carmen Ejogo à BuzzFeed News. «Je n'étais pas engluée dans cette histoire. Je n'ai pas entendu parler de Coretta à l'école, je n'avais pas qu'une seule et unique idée en tête à son sujet, celle qui a été mise dans les livres d'Histoire, celle qui dit qui elle était et qui elle n'était pas. […] Je ne connaissais pas Coretta avant de la jouer pour la première fois. Et je crois avoir la permission –c'est, selon moi, la définition d'un artiste– de dévier un peu. Je n'ai pas été aussi intimidée par ce rôle qu'aurait pu l'être une actrice américaine, une actrice afro-américaine... pour qui le défi aurait sans doute été plus grand».

    Idem pour David Oyelowo qui, s'il n'avait encore jamais joué Martin Luther King auparavant, a creusé son personnage pendant des années avant que ne soit donné le premier tour de manivelle de Selma. A plus d'un titre, on se croirait revenu l'an dernier, quand son compatriote Chiwetel Ejiofor (lui aussi britannique et lui aussi d'origine nigériane) avait peint un portrait puissant de Solomon Northrup dans 12 Years a Slave, film tiré de l'histoire vraie d'un Américain libre capturé à tort et obligé de vivre comme un esclave.

    Ces dernières années ont vu d'autres acteurs noirs britanniques faire route vers les États-Unis – Idris Elba avec son terrifiant Stringer Bell dans la série Sur écoute, numéro 2 d'un cartel de la drogue de Baltimore, largement inspiré de faits réels; Thandie Newton en Sally Hemmings, l'esclave de Thomas Jefferson, et en Condoleezza Rice, ex Secrétaire d'État; sans oublier Gugu Mbatha-Raw, acclamée en 2014 pour Belle, biographie fictive de la fille métisse d'une esclave et d'un amiral de la Royal Navy, qui s'était auparavant taillé un accent ricain dans la brève série d'espionnage de J.J. Abrams, Undercovers, en 2010.

    L'actrice britannique Naomie Harris (Skyfall), à l'affiche en 2012 de Mandela, un long chemin vers la liberté aux côtés d'Idris Elba, a sa propre explication du phénomène: «Je pense que c'est très simple et que ça fonctionne», dit-elle. «À mon avis, il n'y a tout simplement pas suffisamment de travail en Angleterre pour nourrir toute une carrière, sauf à accepter de jouer dans une série et d'y rester pour toujours. On doit traverser l'Atlantique parce que les États-Unis ont un bien plus vaste marché, c'est une industrie bien plus grosse et il y a donc bien plus de rôles pour nous. Et c'est pour cela que des acteurs comme Idris (...) ont fini par partir aux États-Unis».

    Idris Elba n'est bien sûr pas le seul dans son cas. Nombreux sont ceux à avoir trouvé aux États-Unis un succès télévisuel et/ou cinématographique: Marianne Jean-Baptiste, David Harewood, Sophie Okonedo et Adrian Anthony Lester, pour n'en nommer que quelques uns. Cette liste ne cesse de s'allonger.

    «En Grande-Bretagne, ils ne savent pas qui nous sommes. En Grande-Bretagne, ils nous font: C'est une actrice américaine et je réponds non, non, non, j'étais en Angleterre avant et j'avais pas le moindre putain de boulot et je suis partie là-bas et...», explique l'actrice Thandie Newton, tête d'affiche de la série policière Rogue, diffusée sur DirecTV (dans laquelle elle joue, surprise ! une Américaine). «Je suis sûre qu'il y a plein d'explications. Ce qui me vient en tête, c'est le fait que lorsque vous avez vraiment envie de quelque chose, et que vous êtes un peu désespéré, cela peut être très utile. Un peu comme un poisson hors de l'eau qui s'agite. Et cette agitation est saine, elle est bonne pour vous. Et soyons clairs, l'Amérique est faite de gens venant des quatre coins du monde, comme toutes les métropoles. En gros, on est un peu arrivé en Amérique via l'Angleterre. Du moins, j'espère que c'est ainsi qu'on voit la chose. Sinon, on va nous prendre pour des gros envahisseurs venus pour infester Hollywood et prendre toute la place».

    Si on les rassemble, on obtient une confrérie d'acteurs finalement assez restreinte et plutôt fermée, un groupe uni par un désir collectif de meilleures opportunités, des yeux rivés sur des grosses carrière et sachant que l'Amérique est la terre promise. Un rêve américain bien particulier né sur les planches londoniennes, où beaucoup de ces acteurs ont été formés et ont travaillé ensemble, explique David Oyelowo.

    «Il y a dix ans, tous les acteurs dont vous parlez étaient soit à l'école d'art dramatique, soit à sillonner les théâtres de Londres pour des cachets misérables. Absolument tous ceux que vous venez de mentionner», déclare-t-il. «Je les connais tous. J'allais les voir jouer dans des tous petits théâtres –avec Chiwetel, nous étions dans la même école d'art dramatique. On a ensuite fait le conservatoire pendant trois ans: on a étudié le théâtre classique, le théâtre moderne, on a tout fait. A mon avis, ce qui se passe maintenant, c'est la conséquence de tout ce travail et d'un appétit énorme. Et pour être tout à fait honnête, on en avait marre de voir nos histoires racontées d'un point de vue blanc, d'être les personnages périphériques de nos propres histoires».

    David Oyelowo n'y va pas par quatre chemins quand il est question des inégalités raciales aux États-Unis. S'il n'a pas grandi avec la même Histoire que les noirs américains, il est capable de comprendre les inégalités de son pays d'adoption et d'en parler avec l'aisance d'un natif –et, dans certains cas, avec la distance qui peut lui servir dans les rôles qu'il interprète mieux que personne.

    «Pour ce qui est d'être noir dans le monde d'aujourd'hui, j'ai une vue d'ensemble très particulière, au sens où je suis né au Royaume-Uni et où j'ai passé la plupart de ma vie en Europe –mes parents sont originaires du Nigeria et j'y ai même vécu pendant sept ans, entre 6 et 13 ans», explique-t-il. «Aujourd'hui, je vis en Amérique depuis quasiment huit ans. J'ai vécu sur deux continents où j'appartiens à la minorité et sur un continent où j'étais la majorité, où je ne faisais face à aucune barrière perceptible, parce que tout le monde me ressemblait. Je n'ai pas eu à y subir l'inégalité ou l'injustice à cause de ma couleur de peau ».

    «Dès lors, quand je suis arrivé dans une société où j'ai effectivement ressenti qu'on me considérait autrement en tant qu'être humain à cause de ma couleur de peau, ça a été quelque chose de très douloureux, comme un gros coup de poing dans les côtes. Et j'ai beau ne pas être Américain, je sais ce que ça fait de ressentir l'inégalité, notamment parce que je sais ce que ça fait de ressentir l'égalité».

    Cet article a été édité et condensé. Il a été traduit par Peggy Sastre.

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