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    Au Mexique, personne, pas même le gouvernement, ne sait combien de charniers ont été découverts

    Des centaines de fosses communes ont été exhumées dans tout le Mexique, mais le gouvernement ne se donne pas la peine de les comptabiliser précisément. Combien de cadavres enterrés clandestinement sont encore en train de pourrir sous la surface du pays?

    MEXICO CITY — Les mouches bourdonnaient l'an dernier au sommet des collines d'Iguala, une petite ville du sud-ouest du Mexique, alors que des enquêteurs et des civils creusaient la terre à la recherche de 43 étudiants disparus.

    Sur ce site précis, ils allaient trouver 30 cadavres, 16 de plus dans les environs – mais aucune trace des étudiants. Les morts étaient dispersés dans plus d'une demi-douzaine de fosses communes, assiégeant les vivants de leur puanteur particulière. Et, à mesure que la liste des macabres découvertes s'allongeait, de plus en plus de Mexicains se posaient cette question: combien de cimetières clandestins ont été découverts, et combien sont encore éparpillés dans tout le pays, à attendre qu'on les exhume?

    Une question à laquelle le gouvernement mexicain est incapable de répondre: il ne dispose pas de statistiques globales et précises permettant de chiffrer un tel bilan. BuzzFeed News a formulé une demande d'accès aux archives publiques auprès du gouvernement fédéral et des 32 États qui composent le pays afin d'obtenir la liste des charniers découverts depuis décembre 2006, date de l'arrivée au pouvoir du président Felipe Calderón et du début de sa guerre contre le crime organisé. Notre requête portait aussi sur la quantité de cadavres découverts dans chaque fosse commune, leur sexe, leur état de décomposition et le nombre de corps à avoir été identifiés.

    Les statistiques du gouvernement fédéral ne correspondent pas aux informations fournies par les États qui, en elles-mêmes, sont aussi incohérentes. En outre, certains États ont préféré garder leurs données, en arguant que ces informations risquaient de faire davantage de mal que de bien, quand d'autres n'ont tout simplement jamais répondu à nos demandes. D'autres encore ont affirmé n'avoir découvert aucun charnier sur leur territoire, ce que contredisent des sources locales.

    Selon le parquet mexicain, 147 fosses communes clandestines renfermant 564 cadavres ou restes humains ont été découvertes depuis janvier 2008. Selon la police fédérale, ce sont 55 fosses communes contenant 736 restes humains qui ont été découvertes depuis 2007. Selon les chiffres qu'ont bien voulu nous donner 27 États – dont certains ont fait valoir le caractère «classifié» de ces informations – 228 fosses communes ont été exhumées, pour au moins 972 corps ou restes humains découverts, ce qui surpasse toutes les statistiques fédérales.

    Et, pendant ce temps, une idée ne cesse d'obséder les Mexicains: tout leur pays n'est qu'un gigantesque cimetière.

    «Aujourd'hui, nos enfants sont les enfants d'un Mexique qui, à cause d'une violence désormais endémique dans un État foncièrement délinquant, est devenu un énorme charnier», ont déclaré les parents des 43 étudiants disparus lors d'une conférence de presse organisée le mois dernier au Guerrero par Tlachinollan, un groupe de défense des droits humains.

    La bouillasse de données que nous avons pu obtenir dévoile l'absence de statistiques globales, organisées et précises quant aux charniers découverts au Mexique, neuf ans après le début de la guerre contre la drogue. Ce qui ne veut pas dire que les tombes clandestines soient un phénomène nouveau. On se rappelle des fosses communes contenant les restes de dizaines de femmes exhumées dans les environs de Ciudad Juárez, ville frontalière avec les États-Unis en face d'El Paso, et qui avaient déclenché un mouvement d'indignation international au début des années 2000. Mais avec la déclaration de guerre de Calderón aux cartels de la drogue, et les flambées de violence que connaît depuis le pays, les découvertes macabres ont, elles aussi, connu une croissance exponentielle.

    Et pourtant, de l'avis de plusieurs spécialistes, l'intérêt et la capacité des autorités à les consigner ou à enquêter à leur sujet semblent drastiquement limités.

    «Pour le gouvernement, ces affaires n'ont visiblement que peu d'importance, sauf s'ils sont impliqués dans le scandale ou que l'opinion internationale commence à se mobiliser», déclare Pedro Isnardo de la Cruz, expert en sécurité intérieure affilié à l'Université nationale autonome du Mexique.

    Quand la police locale découvre un charnier, elle en informe le bureau du procureur de l’État qui, parfois, fait remonter l'information à celui du procureur général. Mais aucun organe spécifique s'occupe des tombes clandestines, déclare à BuzzFeed News Eliana García, procureure générale adjointe chargée des droits humains. «L'unité des personnes disparues a été fondamentalement créée pour rechercher des personnes qui sont encore en vie», ajoute-t-elle, mentionnant un organe créé en 2013 et dont l'objectif est de permettre aux familles de collecter des informations sur leurs proches disparus et de participer aux recherches. Selon García, les incohérences dans les chiffres sont inhérentes au fonctionnement du système fédéral mexicain, qui offre aux États des pouvoirs discrétionnaires considérables quant aux questions qu'ils ne veulent pas voir sortir de leurs frontières.

    En d'autres termes, les États n'ont aucune obligation à informer le gouvernement fédéral lorsque des charniers sont découverts, ni à lui transmettre les résultats de ses enquêtes, si et quand de telles procédures sont ouvertes. Le plus souvent, quand les États font appel au gouvernement fédéral, c'est sous la pression de la population locale.

    «Aujourd'hui, nos enfants sont les enfants d'un Mexique qui, à cause d'une violence désormais endémique dans un État foncièrement délinquant, est devenu un énorme charnier»

    García mentionne aussi la récente mise en œuvre du Protocole pour le traitement et l'identification médico-légaux, approuvé par la Conférence nationale des procureurs d’État, qui se rassemble une fois par an. Entre autre, ce nouveau document offre des instructions détaillées quant aux méthodes de consignation des dépouilles exhumées dans des charniers, mais sans faire mention de la moindre base de données spécifique à de telles découvertes.

    Le problème à ne pas avoir de registre général et fiable des cimetières clandestins, c'est que les signalements d'homicides sont bien inférieurs à la réalité des faits, ce qui affecte par conséquent l'organisation policière, selon des experts en sécurité. Ces derniers estiment aussi que la liste des personnes disparues consignée par le gouvernement fédéral – soit plus de 23 000 personnes à l'heure actuelle – est elle aussi en deçà de la réalité, vu que bon nombre de proches de disparus rechignent à déposer plainte pour ne pas risquer de devenir eux-mêmes des cibles potentielles.

    Ce qui n'est pas uniquement dommageable sur un plan politique. Parce qu'elles ne font plus confiance aux autorités, les familles se sont mise à mener elles-mêmes les recherches et les enquêtes, souvent à leurs risques et périls. Au Guerrero, la militante Norma Angélica Bruno était souvent aux côtés des familles de disparus et de membres des Comités citoyens pour les assister dans leurs recherches. Selon des sources locales, elle a été assassinée le mois dernier.

    Dans cet État, par exemple, les autorités n'ont aucun chiffrage précis des fosses communes découvertes depuis 2006. «Répondre à votre demande impliquerait l'examen d'une quantité de documents ou de fichiers qui générerait une perturbation importante et déraisonnable des activités de l'unité des archives», nous a répondu le bureau du procureur du Guerrero, en précisant qu'une telle requête ne pouvait pas, de toutes façons, concerner une période excédant trois années.

    Quand BuzzFeed News s'est conformé à ces termes et a reformulé sa demande, le bureau du procureur général de Guerrero nous a parlé de 21 tombes.

    Selon la police fédérale, huit charniers ont été découverts au Guerrero en 2014, dont un renfermant une centaine de cadavres. Ce site a été découvert plusieurs mois avant la disparition des 43 étudiants et, à l'époque, il n'avait fait l'objet d'aucune mention dans la presse locale.

    D'autres États ont tout simplement refusé de nous transmettre des données. Le Coahuila et le Durango, au nord du pays, et qui en 2011 faisaient partie des 10 États au taux d'homicide le plus élevé du Mexique, nous ont répondu pour l'un que les risques inhérents à la publication de telles informations surpassaient ses éventuels bénéfices et, pour l'autre, que ces données étaient «réservées».

    Les législations sur le droit à l'information diffèrent selon les États, et obligent leurs autorités à répondre en un laps de temps là aussi fluctuant, même s'il ne dépasse à peu près jamais le mois. Pourtant, à de nombreuses reprises, nos interlocuteurs ont fait comme si ces lois n'avaient aucun caractère contraignant.

    Dans l’État frontalier du Tamaulipas, au sud-est du Texas, un charnier contenant 72 corps a été découvert en 2010 puis, l'année suivante, plus de 200 restes humains ont été exhumés dans un autre. Les autorités ont refusé de nous fournir les informations requises dans le laps de temps exigé par la loi, et ce malgré plus d'une douzaine de relances téléphoniques au cours desquelles des employés des «unités de transparence» ont refusé de nous donner leur nom ou nous ont répété qu'ils attendaient l'accord de leur hiérarchie. A force d'insistance, ils allaient finalement faire état de 31 fosses communes et 219 cadavres ou restes humains découverts depuis 2011.

    Le Colima et le Nayarit, sur la côte pacifique, n'ont jamais répondu aux requêtes de BuzzFeed News.

    Mais même parmi les États à nous avoir répondu, on note des degrés de transparence divers. Le Oaxaca et le Sinaloa, par exemple, nous ont donné les coordonnées de chaque charnier, ainsi que le sexe et l'âge des cadavres exhumés. Le Chihuahua, par contre, ne nous a précisé que la région des sites et le nombre de dépouilles découvertes dans chaque fosse commune clandestine.

    Par ailleurs, des États ont affirmé n'avoir aucune mention de cimetières clandestins dans leurs archives, ce que contredisent des médias locaux et le gouvernement fédéral.

    Le ranch d'El Diamante, situé au sommet d'une colline de l’État de Veracruz, dans le Golfe du Mexique, n'est pas inscrit au cadastre, à l'exception d'une petite maison rose de plain-pied. Selon plusieurs articles de presse, y compris un papier très détaillé publié sur le site e-consulta, en juin, des experts médico-légaux ont fait une descente dans la propriété pour y découvrir 31 corps – dont certains démembrés – dans un charnier. Pourtant, le bureau du procureur de Veracruz nous a répondu qu'il n'y avait aucune trace de cimetière clandestin dans ses archives. Du côté de la police fédérale, on fait état d'au moins deux autres sites, dont l'un découvert en 2012 et comprenant 12 cadavres, et l'autre exhumé l'an dernier et comportant 31 dépouilles.

    De même, le Baja California, le Campeche et le Tlaxcala nous ont aussi répondu n'avoir rien trouvé, contrairement à ce qu'affirme la presse locale.

    Combien de corps exhumés dans ces charniers ont pu être identifiés? Là non plus, rien n'est moins sûr. Parmi les 120 cadavres découverts dans un charnier du Tamaulipas, seuls 26 ont été identifiés – 25 migrants originaires du Guatemala et un du Salvador, selon le bureau du procureur général. Quatre États ont répondu à nos demandes concernant l'identification des corps: dans l'Oaxaca, 28 des 35 corps découverts dans des fosses communes ont été identifiés; au Sinaloa, ce sont 26 sur 55; au Sonora, 35 sur 41; et au Zacatecas, 12, sur un nombre total de cadavres non précisé.

    Pourquoi enterrer des victimes dans des sites secrets, notamment après des années de grand spectacle macabre, où les cartels jetaient des corps torturés sur des autoroutes, pendaient des cadavres semi-dénudés à des ponts ou faisaient rouler des têtes dans des boîtes de nuit?

    «La logique stratégique est la suivante: si je contrôle un territoire, pas besoin d'attirer l'attention, je fais disparaître les corps», explique De la Cruz, l'expert en sécurité intérieure de l'Université nationale autonome du Mexique. Il ajoute qu'en dissimulant les preuves, les groupes criminels retardent aussi les poursuites judiciaires, ce qui en définitive cimente leur autorité et leur permet de façonner le réel d'une manière qui leur est profitable.

    «Les tombes parlent», déclare Alejandro Hope, analyste et ancien responsable du renseignement mexicain. «Elles disent une partie de la motivation. Dans certains cas, il y a un désir d'effrayer la population, parfois pas», ajoute-t-il.

    Qu'importe ce que disent les fosses communes, le message que reçoivent les familles est du plus macabre acabit.

    Par rapport aux exécutions et même à la torture, «les tombes clandestines sont encore plus sinistres. Nous ne savons pas comment les gens sont morts, ni avec quel niveau de brutalité», explique De la Cruz.

    Au Guerrero, des familles lacunaires continuent à fouiller la terre, à la recherche d'un morceau d'un proche et de ce qui est désormais devenu un luxe au Mexique: la possibilité de faire son deuil et de tourner la page.

    Cet article a été traduit de l'anglais par Peggy Sastre.