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Aux États-Unis, les femmes qui sortent de prisons ne peuvent compter que sur elles-même

Les femmes qui sortent de prison ont plus de difficultés à trouver un logement, un travail et à établir des liens sociaux que les hommes dans la même situation. Pour s'en sortir, elles s'appuient sur des réseaux de solidarité —de sororité— créés pendant leur incarcération.

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Aux États-Unis, les femmes qui sortent de prisons ne peuvent compter que sur elles-même

Les femmes qui sortent de prison ont plus de difficultés à trouver un logement, un travail et à établir des liens sociaux que les hommes dans la même situation. Pour s'en sortir, elles s'appuient sur des réseaux de solidarité —de sororité— créés pendant leur incarcération.

Peu de temps après sa sortie de prison, Keila Pulinario a été renversée par une voiture en se rendant au restaurant où elle travaillait. Son dos et ses épaules abîmés par l’accident, elle ne pouvait plus continuer à travailler en cuisine, où elle devait porter de lourdes casseroles et où le rythme de travail ne lui laissait aucun répit. Elle s’est donc dirigée vers les services sociaux pour faire reconnaître son invalidité. Impossible : parce qu’elle avait passé vingt ans de sa vie en prison, elle n'avait pas assez travaillé pour y prétendre.

Et pourtant, pendant son incarcération, Keila Pulinario a travaillé. Cuisinière, employée dans le centre de soin de la prison, gardienne, elle avait même été ouvrière dans un programme industriel de l’État de New York. Elle était payée 30 centimes de l’heure pour assembler des objets qui servaient dans les bâtiments publics : des meubles de rangement en métal, des murs de séparation pour les open-spaces, ou encore des coffrages pour camoufler les fils des ordinateurs et des téléphones.

C’est ça qui l’a vraiment mise en colère lorsqu’on a annoncé qu’elle n’aurait pas droit aux aides : elle avait probablement assemblé de ses propres mains une bonne partie du mobilier du bureau de l’assistance publique où elle se trouvait à ce moment-là. Et on osait lui dire qu’elle n’avait pas travaillé.

À 41 ans, tout juste sortie de prison, Keila Pulinario pensait que le plus dur était derrière elle. C’était sans compter les obstacles rencontrés par les ex-détenus aux États-Unis pour reprendre une vie normale. Pour les femmes, les obstacles sont encore plus grands.

En 2010, le département de la Justice américain expliquait dans un rapport que les ex-détenues étaient «sous-employées et au chômage». Comparées aux hommes dans la même situation, elles étaient moins nombreuses à avoir trouvé du travail et étaient moins payées, comme le montrent des études publiées au cours des dix dernières années.

Dans l’État du New Jersey, deux législateurs peinent à faire passer une loi pour faciliter la réinsertion professionnelle des anciens détenus en leur permettant d’obtenir un document officiel qui témoigne qu’ils sont aptes à entrer sur le marché du travail.

Vingt-neuf États, y compris celui de New York, ont pris des mesures pour limiter la discrimination à l’embauche envers les ex-détenus. Cette mesure, surnommée «ban the box» («supprimez la case») interdit aux employeurs de demander des précisions sur le passé judiciaire des candidats.

Sharon White-Harrington, une ancienne détenue et une amie de Keila Pulinario qui gère aujourd’hui un centre pour sans-abris de la ville de New York, raconte qu’avant cette loi, beaucoup de dossiers de candidatures demandaient ce genre d’information.

«J’étais la première arrivée pour l’entretien et je voyais mon dossier de candidature passer tout en dessous de la pile», se souvient-elle. Les recruteurs lui posaient des questions sur ce qui l'avait conduite en prison, pas sur ses qualifications ou sa motivation.

Le casier judiciaire des hommes «plus acceptable»

Avoir fait de la prison est plus lourd à porter pour les femmes que pour les hommes. «C’est plus socialement acceptable» qu’un homme ait un casier judiciaire qu’une femme, explique Keila Pulinario. En septembre 2017, le cas de Michelle Jones illustrait ce phénomène et avait attiré l'attention des médias. Sortie de prison où elle avait passé vingt ans pour le meurtre de son fils de 4 ans, elle avait été admise à la prestigieuse université Harvard en doctorat d'histoire, avant que l'université ne change d'avis par peur de la controverse.

Et ce ne sont pas les «probation officers», les travailleurs sociaux des services pénitentiaires d’insertion et de probation, qui leur fournissent le soutien ou la bienveillance nécessaires pour les accompagner.

Susila Gurusami, une sociologue de l’université de Californie, a passé 18 mois à suivre des ex-détenues, majoritairement noires, dans un foyer de réinsertion à Los Angeles. Les travailleurs sociaux faisaient preuve de peu de compréhension face aux difficultés qu’elles avaient à trouver — et à garder — un emploi.

L’une d’entre elles avait trouvé un travail dans une usine non loin de Skid Row — un quartier du centre de Los Angeles où vivent près de 2 000 sans-abri. Elle ne se sentait pas en sécurité lorsqu’elle s’y rendait en transports en commun, la nuit en particulier, et avait pris l’habitude d’avoir une bombe lacrymogène dans son sac. Jusqu’à ce que le travailleur social en charge de son dossier lui annonce qu’elle n’avait pas le droit d’être en possession de gaz lacrymogène tant qu’elle était en liberté conditionnelle. Et que s’il découvrait qu’elle en avait sur elle, il l'arrêterait, explique la sociologue Susila Gurusami.

Une autre, ne trouvant pas de travail à sa sortie de prison, avait recommencé à faire du strip-tease. Ce n’est pas un «bon travail», lui avait annoncé le travailleur social qui la suivait, ajoutant que si elle continuait, il la ferait arrêter.

«Système perpétuel de punition»

«Que les gens qui ont le pouvoir de décider si ces femmes retournent ou non en prison aient ce genre de réponses, ça montre bien qu’il ne s’agit pas juste d’obtenir un travail. L’enjeu n’est pas seulement d’être indépendante financièrement», explique Susila Gurusami. «C’est un système perpétuel de punition.»

Sans ressources, les ex-détenues finissent souvent par se tourner vers des activités illégales. Dans certaines régions des États-Unis, leur taux de récidive est plus élevé que celui des hommes. Des études montrent que le manque de stabilité financière est intimement corrélée au taux de récidives.

Sharon White-Harrigan est une ex-détenue. Pour elle, les hommes peuvent plus facilement s’appuyer sur les femmes qui les entourent — leur mère, leur femme, leur petite amie ou encore leurs sœurs. Les femmes, qui reçoivent notoirement moins de visites en prison que les hommes, ont rarement un réseau familial ou amical qui les attend à leur sortie.

Pour s’en sortir, les femmes doivent souvent ne compter que sur elles-mêmes, ou alors les unes sur les autres. Comme Keila Pulinario et Sharon White-Harrington, beaucoup d’ex-détenues ont formé des réseaux de soutien pour se partager offres d’emploi et autres bons plans. Et ce type de réseaux, explique Sharon White-Harrington, se développe exclusivement chez les femmes, car hommes et femmes ne font pas face aux mêmes obstacles à leur sortie de prison.

«Je ne pense pas que les hommes se lient de la même manière», ajoute Sharon White-Harrington. «Nous, les femmes, nous savons qu’à notre sortie nous avons un réseau de sœurs qui seront là pour nous aider.»

«On ne peut pas aider tout le monde, mais on fait de notre mieux.»

Déjà en prison, elles avaient vu l’importance de l’action collective et de la solidarité. Pendant l’incarcération de Keila Pulinario, plusieurs détenues avaient obtenu une modification législative permettant aux détenues de demander à être fouillée par une femme. Les détenues qui avaient été victimes de violences sexuelles, comme Keila Pulinario, pouvait en bénéficier systématiquement. Keila Pulinario elle-même s’était battues avec d’autres détenues pour obtenir le maintien des cours d’université à la prison de Bedford Hills (dans l'État de New York) malgré les coupes budgétaires au niveau étatique et fédéral. «Les femmes, une fois ensemble, se battent ensembles», ajoute Keila Pulinario.

Lorsqu’elle s’était battue pour faire appel au niveau étatique, puis fédéral, ses codétenues étaient toujours à ses côtés. Encore aujourd’hui, Keila Pulinario pleure en pensant au jour où elle a appris que sa remise de peine avait été acceptée : sa peine de 25 ans était revue à 15. À l’époque, elle en avait déjà fait dix, elle pouvait encore tenir cinq ans, se souvient-elle. Ce jour-là, elle était sortie de la bibliothèque, radieuse, et s’était précipitée vers ses codétenues qui l’attendaient dans la cour, en ligne les unes à côté des autres. Toutes ensembles, elles avaient explosé de joie.

C’est aussi grâce à une amie qu’elle avait connue en prison qu’elle avait trouvé son premier job dans un restaurant après sa sortie.

Depuis son accident, Keila Pulinario a créé son service de traiteur, Chi Chi’s Kitchen. Quand elle a besoin d’un coup de main, elle embauche des amies qu’elle a rencontré pendant son incarcération. L’un de ses principaux client est une organisation gérée par d’anciennes détenues. C’est aussi l’unes de ses anciennes codétenues qui l’avait embauchée pour sa baby shower, qui comptait 200 invités.

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Sharon White-Harrington, quant à elle, a connu un parcours similaire : d’abord hébergée par le foyer pour sans-abri dont elle est aujourd’hui la directrice, elle essaye dorénavant d’embaucher en priorité des femmes qui sortent de prison.

«Lorsque les gens sortent de prison, on les attrape. On leur demande de quoi ils ont besoin», explique-t-elle. «On ne peut pas aider tout le monde, mais on fait de notre mieux.» Lorsqu’on sort de prison, continue Sharon White-Harrington, «vous avez quelque chose de différent. Et les seules personnes qui peuvent comprendre cette différence, ce sentiment, ce sont les gens qui sont passés par là».

Suppression des fonds pour des maisons de réinsertion

Lors de son étude, Susila Gurusami s’est rendue compte du pouvoir de ces réseaux d’entraide : «La solidarité permet d’améliorer la situation financière de manière notable.» Même si tout n'est pas rose : les anciennes détenues trouvent souvent des postes dans des ONG ou des associations qui sont sensibles à leurs difficultés. Ces associations sont essentiellement financées par des subventions, qui peuvent vite disparaître. Et les premiers postes à être supprimés sont souvent les leurs. «Une bonne action dure aussi longtemps que l’économie va bien», précise-t-elle.

En septembre, Jared Kushner a convoqué un sommet bipartisan sur la réinsertion des prisonniers à la Maison Blanche. Un sujet qui touche de près le gendre et conseiller de Donald Trump : son père, Charles Kushner, avait été condamné à 2 ans d’incarcération dans une prison fédérale. Il a passé la deuxième moitié de sa peine dans une maison de réinsertion. Pourtant, selon le Marshall Project, une ONG journalistique spécialiste de la justice pénale et du monde carcéral, la Maison Blanche avait, à l’occasion de ce sommet, insisté sur le fait que les participants se concentrent sur «des solutions qui ne requièrent pas de financement fédéral».

Le mois suivant, l'agence Reuters annonçait que l’administration de Trump «supprimait silencieusement des fonds» destinés à plus d’une douzaine de maisons de réinsertion. Pendant ce temps, les réformes pénales du ministre de la Justice américaine, Jeff Sessions, vont entraîner une augmentation de la population carcérale dans les années à venir, qui auront besoin eux aussi de structures de réinsertion.

Économiquement parlant, Keila Pulinario s’en est bien sortie. Elle a monté son entreprise, et ça fonctionne. Mais ce n’est pas la seule chose qui compte, quand on essaye de reconstruire sa vie et de se réinsérer dans la société. Après sa sortie, elle a eu un compagnon chez qui elle vivait, jusqu'à leur séparation. Encore une fois, elle a pu compter sur ses «sœurs» pour l’héberger. C’est là qu’elle cuisine toutes les semaines ce qu’elle va servir à ses clients. La situation est loin d’être pérenne et Keila Pulinario ne sait pas où elle ira ensuite. Mais pour le moment, elle a décidé de faire chaque chose en son temps.

Ce post a été adapté de l'anglais par Adélie Pojzman-Pontay.