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    Pourquoi les agressions de Cologne n'étaient pas des crimes en Allemagne

    Féministes et conservateurs, libéraux et racistes, tout le monde est d'accord pour protéger les droits des femmes. Mais à l'heure actuelle, en Allemagne, la loi n'est d'aucun secours.

    COLOGNE, Allemagne — Il en aura fallu du temps, trop de temps, pour que la vérité émerge. Un retard qui, naturellement, allait échauffer les esprits. La nuit de la Saint-Sylvestre, à Cologne, des centaines de femmes ont été attrapées, tripotées, embrassées de force par des groupes d'hommes amassés près de la cathédrale. Certaines se sont fait voler leur téléphone portable, leur sac ou leur portefeuille. Certaines ont senti des mains tirer leur pantalon. D'autres ont senti des doigts les pénétrer.

    À Hambourg et Stuttgart, si des faits similaires allaient être rapportés, la police mettra des jours avant d'enquêter sur ces crimes. Durant des semaines, ces événements ont monopolisé le débat public en Allemagne, et ce aussi et surtout parce que les auteurs des faits étaient des «hommes d'origine nord-africaine», selon les informations de la police rendues publiques en janvier. À la mi-février, les autorités judiciaires ont précisé les choses: une proportion «écrasante» de suspects étaient des demandeurs d'asile.

    Dans toute l'Europe, les événements survenus cette nuit-là allaient se faire le catalyseur d'un débat portant autour des réfugiés, de la criminalité et du racisme, à une époque où la question de l'arrivée massive de migrants générait d'ores et déjà son lot de tensions et de clivages politiques.

    En Allemagne, ce n'était pas la première fois que des femmes se faisaient agresser lors de festivités. Ce ne sera pas non plus la dernière. Mais du fait du débat, obsessionnel, qui aura suivi les attaques, beaucoup d'Allemands ont pris conscience d'un élément choquant de leur code pénal: la plupart des faits survenus à Cologne dans la nuit du Nouvel An ne sont pas des crimes.

    Sans traces visibles, pas de viol

    Voici l'ironie à laquelle sont confrontés les défenseurs des droits des femmes: des mains baladeuses qui passent en vitesse sur les seins, les fesses, un baiser forcé, tous ces faits n'ont rien d'illégal en Allemagne – s'ils surviennent dans l'espace public.

    «Le droit allemand laisse entendre qu'un homme aurait en général le droit de toucher une femme, d'avoir des relations sexuelles avec elle. Il en a le droit, sauf si la femme résiste et manifeste très, très fortement sa résistance», explique Chantal Louis, rédactrice en chef d'Emma, le magazine féministe le plus ancien d'Allemagne:

    «Nous sommes dans une situation où (…) même toucher les seins ou le vagin ne peut être puni selon la logique du droit, parce que si l'agresseur est très rapide, vous n'avez pas le temps de résister. On pourrait croire que c'est bizarre et fou, mais c'est la loi allemande.»

    Pourquoi? Parce qu'en matière légale, le consentement verbal n'est pas vraiment le problème. Le droit se focalise plutôt sur l'excès de force de l'agresseur et exige qu'il y ait «la menace d'un danger imminent sur la vie ou l'intégrité» de la victime. Pour qu'un tribunal statue qu'une femme a été violée, et pour que le système judiciaire place le violeur en prison, il faut que la femme ait physiquement et intensément résisté à son agresseur. Si son corps ne peut le prouver – par des marques ou d'autres blessures – alors l'agression n'est pas vraiment un crime.

    Selon des experts, l'un des objectifs de la loi est d'éviter l'écueil du «sa parole contre la sienne», mais dans les faits, elle empêche à la police et à la justice d'examiner un nombre conséquent de viols ou d'agressions sexuelles relevant d'un type de force dont la loi n'a tout simplement pas conscience.

    «Si, par le passé, un homme vous a frappée, s'il vous a tabassée, s'il n'a pas cessé de vous battre, de vous dégrader, de vous rabaisser – autant de choses qui, psychologiquement, peuvent se révéler extraordinairement efficaces – s'il a pris contrôle de votre compte en banque, de votre vie – pour finir par vous forcer à avoir un rapport sexuel avec lui (…) cela n'est pas considéré comme un viol», précise Nancy Gage-Lindner, membre de la German Women Lawyer’s Association ou DJB.

    «Il faut que vous puissiez prouver que de la violence a été exercée à votre encontre», ajoute Gage-Lindner. «Si vous ressortez de votre agression sans dommage physique visible – si vous n'avez pas été coupée en deux, si vous n'avez pas d'hématomes», vous n'obtiendrez pas de condamnation.

    Il est toujours plus facile de poursuivre un type pour vol de téléphone que pour pelotage de seins.

    Cette interprétation de la loi a été confirmée à de nombreuses reprises par les tribunaux allemands, y compris par la plus haute cour pénale du pays. En 2012, cette cour avait annulé la condamnation d'un homme qui, en première instance, avait été reconnu coupable de viol sur sa femme: il voulait la sodomiser, elle avait dit non, mais il s'était quand même exécuté. Elle avait pleuré. Elle s'était tordue de douleur. Mais, selon la cour d'appel, elle ne s'était pas suffisamment défendue. Pourquoi n'avait-elle pas crié? (Ses enfants étaient dans la chambre d'à côté.) Pourquoi ne s'était-elle pas enfuie? (Elle avait été battue auparavant.)

    Parce que la femme ne s'était pas débattue, parce qu'elle n'avait pas hurlé, parce qu'elle n'avait pas essayé de quitter son foyer, la plus haute cour pénale allemande avait donc décidé qu'elle n'avait pas suffisamment refusé le rapport. Ou pour citer un avocat de la défense, interrogé par le quotidien Die Zeit:

    «Il faut que la femme persévère dans son "non". Nous [les hommes] n'avons pas vraiment de moyen de savoir, avec un simple 'non', si c'est ce qu'elle veut vraiment dire.»

    Seuls 13% des viols débouchent sur une condamnation

    Dans la manière dont le droit allemand traite les crimes sexuels, il y a une autre ironie à souligner lorsqu'on parle de Cologne: si les femmes avaient été agressées par leurs collègues, au bureau, derrière le comptoir où elles préparent des expressos ou dans la voiture-bar du train où elles contrôlent des billets toute la journée – si elles avaient subi des attouchements identiques sur leur lieu de travail, là, cela aurait été un crime.

    «Au travail, nous avons des législations très différentes, un cadre clair. Il s'agit du "harcèlement sexuel sur le lieu de travail" et toutes les femmes sont au courant. Toutes les femmes savent qu'au travail, quelqu'un n'a pas le droit de vous toucher, de vous embrasser, de vous passer la main dans le bas du dos», déclare Heike Lütgart, criminologue, forte de dizaines d'années de carrière dans la police, à enquêter sur des affaires de violences sexuelles au commissariat de Bielefeld, petite ville allemande à deux heures de Cologne. «Mais dans la rue, vous n'avez rien, vous n'avez pas de loi. Et c'est un énorme problème pour les femmes. Elles disent "Attendez, n'importe quel homme peut me toucher, me peloter et m'embrasser, et cela ne fait rien?"»

    Oui, rien du tout.

    «[Ici], il n'y a pas de crime. Rien n'est arrivé du point de vue de la loi», précise Lütgart.

    Selon la BFF, une association nationale de groupes d'aide aux femmes basée à Berlin, seuls 13% des viols débouchent sur une condamnation. Selon des experts, les limites de la loi sont une des raisons qui expliquent un taux aussi bas. Des avocats, des experts et des militants essayent de résoudre ce problème depuis des années, pour un résultat minime. Peu de temps avant Noël, le ministre de la justice avait envoyé aux gouvernements régionaux une proposition de modification de la loi – le véritable début d'avancée vers une réforme législative que l'Allemagne n'a pas connu depuis des lustres sur ce sujet. La chancelière Angela Merkel a ratifié la proposition le 16 mars, mais le Parlement doit encore la valider pour qu'elle soit définitivement entérinée. Et même dans ce cas, selon la German Women’s Lawyers Association, les changements seront des plus modestes.

    Reste que selon Gage-Lindner, membre de la commission pénale de l'association qui milite depuis des années pour une modification de la loi, les réactions aux agressions du Nouvel An auront contribué à aller dans le bon sens. «Cela aura vraiment été une énorme prise de conscience pour Monsieur et Madame Tout-le-Monde. Et c'est le bon côté des choses: maintenant, on peut faire comprendre aux gens combien notre code pénal est insensé», dit-elle.

    En attendant, il est toujours plus facile de poursuivre un type pour vol de téléphone que pour pelotage de seins. Pour bon nombre des femmes agressées au Nouvel An «il n'y aura sans doute aucune issue légale, leur agresseur ne sera pas sanctionné», explique Carola Klein qui travaille à Lara, un centre d'urgence berlinois destiné aux victimes de viol:

    «Dans la loi, les critères définissant une agression sexuelle sont vraiment très, très subtils.»

    Ou pour le dire comme Alexandra Eul, autre rédactrice en chef d'Emma:

    «La plupart des femmes qui étaient sur place ce soir-là risquent d'obtenir un gros rien du tout.»

    Mais il n'y a pas que des arguties législatives qui complexifient la prise en charge judiciaire des agressions de Cologne. La nature même des faits survenus ce soir-là est vraiment loin d'être évidente.

    La peur des agresseurs «arabes»

    «Même moi, je n'arrête pas de me demander ce qu'il s'est réellement passé ce soir-là. Cela n'a jamais été clair», déclare Gabi Zekina, directrice du Frauenkreise, un groupe féministe berlinois:

    «Qu'est-ce qui s'est passé? Et pourquoi? Pourquoi une telle levée de boucliers ensuite? Ce sont des questions qui ne me quittent jamais.»

    Le problème fondamental, c'est que la police a attendu plus d'une semaine après leur survenue pour évoquer ces crimes. Le 1er janvier, la police avait publié un communiqué selon lequel la ville avait été calme. Les agents reconnaissaient avoir dû évacuer la place entre la gare centrale et le Dom – la cathédrale gothique de Cologne, l'un des monuments les plus célèbres d'Allemagne –, mais uniquement parce qu'un millier de personnes lançaient des feux d'artifice n'importe comment et qu'il y avait un risque de cohue. Selon les autorités, les festivités avaient été globalement «décontractées».

    Face à un tel euphémisme, difficile pour beaucoup de ne pas déceler un mensonge. Près d'une semaine plus tard, la police de Cologne allait retirer ce premier communiqué et son chef fut démis de ses fonctions. Dans un rapport interne de 58 pages, la police admettra que «dans la population, on a l'impression d'une dissimulation».

    Une impression que partagera bien vite Eul. Quand elle revient travailler à Emma, le premier lundi de janvier, sa boîte mail déborde de messages sur le Nouvel An. La police ne disait pas grand-chose, mais les témoignages de femmes affluaient sur les réseaux sociaux. Les médias se saisissent de l'affaire et, progressivement, à la faveur de communiqués et de conférences de presse distillés sur plus d'une semaine, les déclarations de la police – soit la version officielle des faits – allaient se faire bien plus claires, bien plus détaillées, bien plus graves.

    Parmi ces détails répétés à l'envi, l'origine étrangère des agresseurs. De fait, dans l’opinion publique, les spéculations allaient bon train pour expliquer le premier silence de la police. La cause principale du phénomène: les agresseurs étaient des réfugiés. Les motivations d'un tel «complot du silence» variaient. Pour certains, c'était le politiquement correct qui avait incité au silence. Pour d'autres, le but était de protéger le gouvernement d'Angela Merkel, qui avait déjà suscité pas mal de mécontentement avec sa politique de la «porte ouverte». Peut-être qu'il ne fallait pas non plus donner du grain à moudre aux xénophobes. Toutes ces théories du complot avaient un point commun: les femmes allemandes payaient pour les réfugiés. Une belle ironie, quand on sait le traitement réservé par le droit allemand à ces mêmes femmes.

    Selon Gage-Lindner, de la DJB, «l'idée que les foules d'hommes étaient constituées de demandeurs d'asile» aura «assombri» ces événements. «Mais c'est un énorme moyen de diversion. Ce genre de choses se produit dans n'importe quel match de foot, et suscite largement moins d'attention.»

    En février, le procureur général de Cologne déclarait que 467 plaintes pour violences sexuelles avaient été déposées, dont certaines pour viol, et que l'«écrasante majorité» des 73 suspects arrêtés étaient des demandeurs d'asile – terme légal pour qualifier les individus ayant cherché à obtenir le statut de réfugié auprès du ministère des Affaires étrangères –, marocains et algériens pour la plupart d'entre eux (trois Allemands faisaient aussi partie des suspects). Des médias internationaux allaient mal comprendre les déclarations de Bremer faites dans le quotidien Die Welt et rapporter que seuls trois des suspects étaient réfugiés. Le lendemain, lors d'une interview avec l'Associated Press, Bremer déclarait qu'il s'agissait d'un «non sens total» et soulignait une nouvelle fois que «l’écrasante» majorité des 73 suspects étaient des réfugiés. Sauf que les fausses informations étaient déjà parties faire leur petite vie, à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières allemandes.

    Que les agresseurs du Nouvel An aient été des étrangers – et pas des étrangers européens, mais des hommes à la peau sombre sans autre point commun que celui d'être globalement décrits comme «arabes» – allait nourrir une peur primale: personne n'aurait protégé «nos femmes», face à la terrible menace du «eux».

    «Lors de l'Oktoberfest ou du Carnaval, il y a toujours eu beaucoup de crimes sexuels ... Mais la société l'accepte, c'est comme ça.»

    L'histoire ne date pas d'hier en Allemagne. Des images de femmes blanches sans défense qu'enserrent des mains noires touchant leurs seins ou leur ventre étaient des plus fréquentes au temps de la propagande coloniale. Après les événements de Cologne, un magazine d'extrême-droite a ressuscité cet imaginaire en publiant en couverture la photo d'une femme blanche, le regard cristallin et terrifié, une main noire devant la bouche.

    À Bielefeld, la petite ville à deux heures de train de Cologne, un groupe d'hommes s'est auto-proclamé burgerwehr – littéralement, «l’armée des habitants». À la fin janvier, vêtus de noir, ils ont arpenté les rues de la ville pour vérifier l'identité des passants. Leur logique: la police ne fait rien pour la protection des femmes, c'est à nous de nous en charger. Du côté de la police, on répète que le groupe est illégal et qu'il doit être démantelé.

    Mais le sentiment à l'origine de la formation de la burgerwehr à Bielefeld s'est diffusé dans tout le pays, avec de drôles de conséquences: les mêmes qui, auparavant, étaient les premiers à faire porter le chapeau aux victimes de violences sexuelles – «qu'est-ce qu'elle avait à sortir si tard? À s'habiller aussi court?» – sont, du jour au lendemain, devenus d'ardents féministes.

    «C'était très énervant à observer», avoue Anne Wizorek, une féministe d'une trentaine d'années. Dans les cercles féministes allemands, Wizorek doit sa célébrité au hashtag #aufschrei [«Ouvrez-la»] qu'elle avait créé sur un coup de tête un soir de 2013 afin d'inciter les femmes à parler du sexisme quotidien et du harcèlement de rue. Sur le Twitter allemand, les témoignages collectifs et spontanés n'avaient rien de courant, explique Wizorek, mais les tweets ont vite déferlé. Wizorek en fera un livre, Aufschrei, qui argue que le féminisme est nécessaire pour les sociétés occidentales, où beaucoup de gens, y compris chez les plus jeunes, estiment la plupart des problèmes d'inégalités sexuelles réglés.

    «La question des droits des femmes n'était qu'un prétexte pour faire avancer un agenda raciste hostile aux réfugiés en général et aux musulmans en particulier.»

    Dans le débat post-Cologne, Wizorek allait remarquer quelque chose de très surprenant: les mêmes personnes qui, en 2013, l'avaient accusée d'exagérer les souffrances des femmes ou de transformer le féminisme en bataille politique l'accusaient désormais de raser les murs parce que les agresseurs avaient la peau foncée.

    «Ce genre de critiques venaient de ceux qui, si on regarde les débats qu'on pouvait avoir en 2013, disaient que le sexisme n'était pas un problème et que si les femmes se faisaient agresser, elles n'avaient qu'à se défendre», précise-t-elle. «Je voyais parfaitement comment le poisson était noyé, comment la question des droits des femmes n'était qu'un prétexte pour faire avancer un agenda raciste hostile aux réfugiés en général et aux musulmans en particulier. Les tensions grossissaient depuis l'été. Beaucoup de gens, surtout du côté des conservateurs, essayaient de faire passer les réfugiés pour des violeurs, estimaient qu'il y avait un risque à les faire entrer dans le pays».

    Mais ce n'est pas tout ce que Wizorek a remarqué: parmi les voix qui se sont élevées après Cologne, même parmi les féministes, très peu étaient des femmes de couleur. Alors avec d'autres, principalement de jeunes féministes allemandes, Wizorek a créé le réseau Ausnahmslos. Cette plateforme de revendications politiques en appelle notamment à la réforme du droit allemand sur la question des agressions sexuelles, à un soutien accru des centres d'urgence pour les victimes de viol et à une meilleure formation de la police dans la prise en charge des plaintes pour violences sexuelles.

    Le terme a été choisi pour sa polysémie: Ausnahmslos veut dire «sans exception», mais aussi «rien d'exceptionnel», pour signifier que les agressions sexuelles sont un phénomène banal en Allemagne – y compris pendant les festivités traditionnelles. «Lors de l'Oktoberfest ou du Carnaval, il y a toujours eu beaucoup de crimes sexuels», déclare Heike Lütgart, la criminologue. (Le Carnaval est la fête qui précède le début du Carême en Allemagne, et Cologne en est globalement la capitale.) «Mais la société l'accepte, c'est comme ça.»

    Selon des statistiques nationales, entre 7000 et 8000 viols surviennent chaque année. Et d'après la BFF, ces chiffres ne représentent que 5% de la réalité.

    Banalisation du «Je ne suis pas raciste, mais...»

    Un fait qui a son importance, explique Emine Aslan, l'une des cofondatrices du groupe, parce que c'est l'un des éléments qui différencie les véritables alliés du féminisme des faux amis. Depuis Cologne, «plein de gens qui ne se sont jamais intéressés au féminisme, qui réduisent les féministes au silence depuis des années, se mettent subitement à se dire féministes pour produire des discours racistes».

    Des discours qui auront, eux aussi, suscité une vague d'indignation. À Bielefeld, lors d'une froide soirée de la mi-février, trois cents personnes se sont rassemblées pour scander «Pas de racisme au nom de la lutte contre le sexisme» (la formule est bien plus pêchue en allemand).

    Sophia Stockman, 26 ans, faisait partie de l'organisation de la marche. Selon elle, le tout nouvel intérêt des conservateurs pour les droits des femmes n'est pas non plus exempt de silences éloquents. «Les femmes réfugiées subissent énormément de violences, idem pour les femmes en rupture familiale ou même pour les femmes au sein de leur foyer, ici et maintenant, mais personne n'en parle. La seule forme de violence qui importe, c'est celle que les femmes blanches subissent des hommes réfugiés.»

    Pour Stockman, la question dépasse la simple appropriation rhétorique. Les conséquences de cette focalisation sur les étrangers, censés être les seuls auteurs de violences sexuelles, la terrifient. Selon elle, cela permet aussi d'exprimer des opinions autrement taboues – le «Je ne suis pas raciste, mais...» – et la normalisation d'une telle rhétorique faciliterait la vie des politiciens droitiers hostiles à l'immigration. De ceux qui voudraient, par exemple, n'accepter que les demandeurs d'asile syriens et refuser les individus originaires de pays prétendument sûrs, sans même jeter un œil à leur dossier.

    Une hiérarchie du secours qui la terrifie.

    «Vraiment, je suis effrayée qu'on classe les gens, qu'on considère certains dignes d'être sauvés et d'autres non», précise Stockman. «À cause de l'Holocauste, je suis terrifiée. Je sais qu'on ne devrait pas comparer, mais oui, j'ai très peur.»

    En matière de racisme, l'expérience de Claudia Vösen est différente. Elle était à Cologne le soir du Nouvel An et, à la gare, elle a été séparée de son mari et de sa fille de 15 ans. Ensuite, elle a subi des attouchements sur les seins et à l'intérieur de son pantalon par des hommes qui l'encerclaient, comme elle le raconte dans Emma. Un témoignage qu'elle a aussi livré sur Facebook et qui lui a valu des réponses du genre «ce n'est pas si grave que ça, vous êtes raciste contre les réfugiés», explique-t-elle.

    Ce qui explique, en partie, la lutte sur la véritable signification de Cologne – cette lutte qui empêche Zekina de dormir: qu'est-ce qui s'est passé à Cologne? Pourquoi? Pourquoi un tel emballement? – aura divisé jusque dans les rangs des féministes. Stockman et d'autres, comme Aslan et les militantes d'Ausnahmslos, sont dans la frange «intersectionnelle» du débat et sont rejointes par celles pour qui les violences sexuelles sont toujours un problème, quelle que soit la nationalité de ses auteurs.

    De l'autre côté, on trouve des femmes comme Alice Schwarzer. Schwarzer est un peu l'équivalent allemand de Gloria Steinem. À 73 ans, elle est la fondatrice et l'éditrice d'Emma. Schwarzer est devenue féministe dans les années 1970, principalement sur des questions d'accès à l'avortement. Plus récemment, Schwarzer a comparé le port du hijab à un acte d'oppression. Dans son livre sorti en 2010, Die große Verschleierung: Für Integration, gegen Islamismus («La grande mascarade: pour l'intégration, contre l'islamisme») et dans ses interventions publiques, Schwarzer avance qu'un islam politique et «extrémiste» est sans la moindre ambiguïté incompatible avec les droits des femmes, une incompatibilité qu'elle qualifie parfois de «fausse tolérance» de l'Allemagne. Certains l'accusent à tort – selon son point de vue – d'être islamophobe.

    Dans les agressions de Cologne, Schwarzer a vu l'énième exemple d'un phénomène qui, selon elle, relève fondamentalement d'un conflit culturel – la collision entre des valeurs occidentales libérales faites de tolérance et de respect pour les femmes et un autre ensemble de valeurs, d'obédience religieuse, qui dévalorise les femmes et renforce la suprématie masculine. «Les islamistes ont déclaré la guerre à l'Occident», a écrit Schwarzer. «Sont-ils en train de mener cette guerre, au cœur de l'Europe, en faisant de la violence sexuelle leur arme?»

    Des crimes opportunistes ou idéologiques à Cologne?

    Soit une autre façon de poser une question aussi basique que lancinante: qu'est-ce qui s'est réellement passé cette nuit-là? Est-ce que les attroupements, le chaos, les attouchements et les vols n'ont été que des crimes opportunistes ou bien s'agit-il de crimes idéologiques?

    «Au départ, la police a fait comme si les violences sexuelles n'étaient qu'un leurre, un moyen de camoufler le "véritable" crime – ces types voulaient voler des trucs», dit-elle. «Des médias et des féministes étrangères, notamment originaires du monde arabe, ont répondu "On connaît cette technique, on l'a vue sur la place Tahrir, entre autres. Nous avons ce problème depuis des années".»

    Une de ces féministes s'appelle Marieme Helie Lucas. Cette sociologue algérienne est la fondatrice du réseau «Femmes sous lois musulmanes». Dans un article traduit en six langues, elle constate des similitudes entre les événements de Cologne et ceux survenus au Caire lors du Printemps Arabe, en 2011, lorsque des femmes manifestant pour la démocratie avaient été lynchées, violées et agressées sexuellement. Pour Marieme Helie Lucas, le parallèle est si évident que ne pas le voir relève d'un «racisme sous-jacent»:

    «C’est que l’Europe n’a rien à apprendre de nous, et que rien de ce qui se passe chez nous ne peut ressembler de près ou de loin à ce qui se passe en Europe.»

    Selon Eul et sa collègue Louis, les violences ont été une agression coordonnée contre les femmes et ce sont les vols qui ont servi de couverture. Dans un rapport du 10 janvier, les autorités régionales déclaraient ne pas être en mesure de savoir quelles étaient les motivations premières des agresseurs: les plaintes pour violences sexuelles constituent un peu moins de la moitié des 1100 plaintes déposées pour cette nuit-là. Personne n'a encore été jugé pour des faits de violences sexuelles et il faudra peut-être des années avant que le pourquoi de ces agressions collectives puisse être éclairci.

    Dans l'éventualité, évidemment, que le moindre procès ait lieu, et Louis de repartir sur la question législative:

    «Après Cologne, les politiciens ont tout de suite dit "Oh là là, les agresseurs doivent être punis très très sévèrement, il faut faire marcher la puissance du droit", et moi j'aurais voulu leur répondre "Ben non, personne ne va être puni, parce que notre droit ne marche pas".»

    Traduit de l’anglais par Peggy Sastre