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    Le président équatorien a fait censurer des critiques sur le web

    BuzzFeed News a consulté des documents qui révèlent que Rafael Correa a utilisé des millions de dollars du budget du renseignement afin de supprimer du contenu critique sur YouTube ou Facebook qui le critiquait lui et sa femme.

    Le président de l'Équateur, Rafael Correa, a pioché dans le budget du renseignement de son pays afin d'embaucher une entreprise étrangère pour supprimer un documentaire sur internet et d'autres informations qui le critiquaient lui ou sa femme.

    Les documents vus par BuzzFeed News montrent qu'au moins un contrat, d'un peu moins de 4,7 millions de dollars, a été signé avec une entreprise mexicaine qui a ensuite supprimé du contenu sur YouTube, Facebook, Vimeo et Dailymotion.

    Dans les vidéos supprimées par l'entreprise, qui faisait des rapports hebdomadaires sur les suppressions réussies, il y avait un documentaire critique réalisé par le cinéaste Santiago Villa, une émission politique d'un rival qui accusait Rafael Correa d'adopter un comportement de dictateur, une vidéo d'un ancien assistant de sa femme prétendant qu'il avait été persécuté et un rapport d'une évasion de la prison la plus sécurisée de l'Équateur.

    Ces nouvelles informations s'ajoutent à l'inquiétude internationale croissante au sujet de la censure et de la liberté de la presse sous le régime de Rafael Correa. Cela soulève aussi des questions concernant le fait que l'agence de renseignements équatorienne a fait appel à des contractuels pour surveiller et supprimer ces commentaires critiques et qu'elle viole la liberté d'expression et la protection de la vie privée garanties dans la constitution du pays.

    Plus tôt ce mois-ci, la dernière association caritative pour la liberté d'expression en Équateur a dû cesser son activité par ordre du gouvernement, alors qu'elle a enregistré plus de 600 agressions contre les journalistes en quatre ans. À ce moment-là, Amnesty International accusait Rafael Correa, président de l'Équateur depuis 2007, de restreindre «les droits de l'homme comme la liberté d'assemblée, d'association et d'expression en Équateur.»

    Le pays, qui offre l'asile dans son ambassade de Londres au fondateur de Wikileaks Julian Assange depuis 2012, a aussi été critiqué pour ses pratiques de surveillance, et notamment un système de masse pour intercepter et éventuellement modifier les messages SMS .

    Les derniers documents ayant fait l'objet d'une fuite ont été consultés par BuzzFeed, datent de 2012 et 2013 et confirment un contrat de 4,68 millions de dollars entre Senain, l'agence de renseignements équatorienne et une entreprise obscure basée au Mexique du nom de «Emerging MC de Mexico S.A. de C.V.»

    Le contrat demande à l'entreprise de «prédire, anticiper et éliminer» le contenu sur les réseaux sociaux parmi un large éventail de critères. Ceux-ci comprennent des actions comme: «nuit ou risque de nuire à l'intégrité de personnes, d'institutions publiques ou privées», «promeut ou incite à la violence ou agit à l'encontre du bien-être et de la morale du public», «représente un plagiat d'identité» et «des menaces, une usurpation d'identité, une diffamation, une calomnie et des insultes».

    Emerging MC devait aussi inclure des moyens d'envoyer des conseils concernant la «bonne» utilisation des réseaux en ligne par l'envoi en masse de SMS ou de mails.

    La version en cache du document contenait aussi un calendrier de paiements (120.000 dollars à la signature, suivis de paiements bimestriels de 200.000 dollars) et une facture pour le premier de ces paiements, où il était indiqué que l'argent était versé par le ministère du Renseignement national.

    Une lettre séparée adressée directement à Emerging MC donne aussi l'ordre à l'entreprise de protéger l'image de la femme de Rafael Correa, Anne Malherbe, née en Belgique.

    Dans la lettre, rédigée en espagnol, on peut lire: «En tant que propriétaire de mon image avec les droits exclusifs que me donne la loi, je demande à Emerging MC Mexico SA de CV et aux entreprises liées de supprimer tout contenu audiovisuel qui apparaît dans les médias traditionnels et numériques.»

    La lettre autorise l'entreprise à utiliser «tous les moyens à sa disposition» pour supprimer le contenu, sans aller jusqu'au tribunal. La lettre, datée de mars 2013, porte la signature d'Anne Malherbe elle-même.

    BuzzFeed News a aussi vu des exemples de rapports envoyés par Emerging MC pendant leurs activités durant le contrat. Les documents, intitulés «Rapports quotidiens», apparaissent avec le nom et le logo «eye watch», une marque déposée d'Emerging MC.

    La plupart des pages du rapport montrent une vidéo spécifique et indiquent la date à laquelle la photo a été publiée et sur quel site. La dernière colonne de chaque entrée indique si la vidéo a été «éliminée», (en vert) ou si c'est «en attente» (surligné en rouge).

    Une écrasante majorité des entrées listées dans le document sont en vert.

    Le rapport consulté par BuzzFeed se focalise sur six vidéos:

    - le documentaire critique de Santiago Villa, Portrait d'un père de la nation;

    - une émission politique intitulée Les marionnettes du dictateur;

    - une interview avec Diego Lenin Peñaherrerra, un ancien assistant d'Anne Malherbe;

    - deux autres vidéos de campagne électorale critiquant le président;

    - et un rapport sur l'évasion de 19 prisonniers d'une prison sécurisée en Équateur.

    Le document montre aussi un suivi des images à supprimer, avec une seule entrée sur le rapport: une photo sur Facebook. Dans le champ «projet», on peut lire le prénom «Anne», tandis que l'URL suggère que c'est une photo d'Anne Malherbe. Bien que la photo ait été alors répertoriée comme étant «en attente», et donc qu'elle était encore en ligne à l'époque, le lien ne fonctionne plus.

    Si vous cliquez sur les liens YouTube, Vimeo et Dailymotion cités comme étant «éliminés» dans le rapport, apparaît une variété de messages d'erreur. Certains sont sans intérêt: «Cette vidéo est indisponible. Nous sommes désolés.»

    Cependant, d'autres révèlent les moyens utilisés pour supprimer le contenu critique, et cela passe souvent par le DMCA - la Digital Millenium Copyright Act - une loi américaine controversée utilisée pour accélérer la suppression de contenu qui viole les droits de propriété intellectuelle.

    La plupart des demandes de retrait semblent avoir été sous-traitées à une entreprise appelée Ares Rights, un service obscur de gestion des droits basé en Espagne. Plusieurs des vidéos YouTube indiquent que: «Cette vidéo n'est plus disponible en raison d'une réclamation des droits d'auteur par Ares Rights.»

    Une page Vimeo indique que «Vimeo a supprimé ou a désactivé l'accès au contenu suivant à cause d'un avis de tierces parties par Rafael Correa Image Rights», tandis que sur les pages Dailymotion on peut seulement lire: «Nous n'avons pas trouvé la page que vous recherchez.»

    Ares Rights a auparavant été suspecté de supprimer des vidéos pour le compte de Rafael Correa dans une publication publiée par la Electronic Frontier Foundation, bien que ni l'entreprise ni le gouvernement équatorien n'aient confirmé la nature d'une quelconque relation entre les deux, une relation à présent vérifiée par le cache du nouveau document.

    Les activités d'Ares Rights sont pour la première fois apparues au public en 2013, lorsque l'entreprise a fait pression sur Scribd et Dropbox afin qu'ils suppriment des documents de Senain ayant fait l'objet d'une fuite et reliés à un article de BuzzFeed sur les pratiques de surveillance de l'Équateur. Dropbox a plus tard restauré les documents.

    Google, qui possède YouTube, n'a pas souhaité faire de commentaires à propos des vidéos spécifiques, mais a dit qu'il était conscient des risques de censure de la DMCA.

    «Malheureusement, il est possible que les allégations d'infraction au droit d'auteur soient faites dans le cadre de la censure», a dit un porte-parole. Google s'engage à garantir que «même lorsque nous luttons contre le piratage en ligne, nous décelons et rejetons les requêtes de retrait invalides.»

    Vimeo a dit n'avoir aucune raison de croire que les avis de retrait d'Ares Right sont problématiques. «Nous admettons que le processus de la DMCA peut être susceptible d'être utilisé de manière abusive, c'est pourquoi nous avertissons les réclamants potentiels que la DMCA impose la responsabilité à ceux qui font des fausses déclarations dans leurs avis de retrait; et nous informons les utilisateurs de leur droit de contester un avis de retrait», a déclaré l'entreprise.

    «Un utilisateur qui croit que sa vidéo a été supprimée illégalement doit déposer un contre-avis pour contester l'avis de retrait. Afin de garantir la transparence, Vimeo publie aussi des informations sur les retraits de la DMCA sur ChillingEffects.org».

    «En ce qui concerne Ares Rights, nous pouvons confirmer que nous avons reçu des avis de la DMCA de la part de cette entité par le passé. À l'heure actuelle, nous n'avons aucune raison de croire qu'Ares Rights a déposé des avis de la DMCA invalides ou erronés en ce qui concernent les vidéos ayant été supprimées à sa demande.»

    Facebook, Dailymotion et Ares Rights n'ont pas répondu à nos demandes de commentaires au moment de la publication de cet article.

    BuzzFeed News a contacté le gouvernement de l'Équateur le 17 septembre en passant par son ambassade à Londres avec un récit détaillé des informations contenues dans cette article, en espagnol, lui offrant la possibilité de corriger toute inexactitude présente dans les informations ou de commenter.

    Le gouvernement équatorien n'a toujours pas répondu.

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