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    Soupçonné d'appartenir à Daesh, cet homme a été arrêté dix fois. Pourtant, il est innocent.

    Soupçonné d’être un membre de Daesh, un jeune père de famille a été arrêté à plusieurs reprises en Tunisie, malgré son innocence. Un cas typique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, où des milliers d'hommes sont victimes de ces coups de filet douteux.

    TUNIS, Tunisie — Chawki Boumallouga était chez lui lorsque la police l'a appelé pour venir répondre à quelques questions.

    Arrivé au poste, les agents l’ont immédiatement reconduit chez lui avant de procéder à une fouille de son domicile –vêtements, papiers, meubles, matériel informatique. Bien qu’ils n'aient rien trouvé d’intéressant, les policiers ont néanmoins ramené Chawki Boumallouga au poste.

    C’est là que l’interrogatoire a commencé, et avec lui une révélation des plus fracassantes : la police dit avoir en sa possession des éléments prouvant que Chawki Boumallouga avait recruté, lorsqu’il prêchait à la mosquée du quartier –un poste qu’il avait quitté un an plus tôt– des militants pour combattre aux côtés de Daesh en Syrie.

    Il n’en revient pas. «J’ai dit, ‘Comment ça ? Qu’est-ce que vous avez contre moi ?’»

    La police lui a dit qu'un jeune homme de retour de Syrie, affirmant prier à cette mosquée, l'avait accusé de l’avoir recruté et facilité son voyage depuis la capitale tunisienne jusqu’aux territoires contrôlés par Daesh.

    «J’ai un travail. Je suis marié. J’ai deux filles… Ils ont détruit ma vie.»

    Chawki Boumallouga est jeté en prison. Alors il se met alors à fouiller sa mémoire, pour essayer de se rappeler s'il avait pu dire ou faire au cours de ses trois années de prêche à la mosquée de Madina Jadida, à Tunis, qui aurait pu être interprété comme une incitation à aller tuer et mourir pour Daesh. «J’ai dû dire, ‘Mon Dieu, aidez nos frères en Syrie’», en parlant de la guerre qui oppose les forces rebelles islamistes à celles de Bachar Al-Assad. Il dit avoir probablement critiqué le dictateur syrien, à l’instar du président tunisien de l’époque, Moncef Marzouki.

    Après deux jours derrière les barreaux, Chawki Boumallouga est confronté à son accusateur et les preuves qu’il affirme détenir contre lui. Mais le jeune homme en question se rétracte rapidement, affirmant que ses propos avaient été trafiqués et mal interprétés.

    «Non, je n’ai pas dit que Chawki m’avait envoyé en Syrie», récite Chawki Boumallouga, répétant les mots du jeune homme. «J’ai dit que ses paroles m’avaient interpelé et fait envisager d’aller en Syrie.»

    Chawki Boumallouga reste cinq jours de plus en détention avant d’être amené devant un juge, à qui un seul coup d'œil sur les preuves suffit pour exiger sa libération immédiate. Deux semaines plus tard, on lui remet un document du tribunal indiquant qu'il est hors de cause. Le jeune homme se détend, persuadé que l’affaire est close.

    Mais ses ennuis ne font que commencer. Au cours des deux années et demi suivantes, il est convoqué par la police, emprisonné et interrogé plus d’une dizaine de fois, passant au total plus de deux mois derrière les barreaux.

    «J’ai un travail. Je suis marié. J’ai deux filles», soupire Chawki Boumallouga, à la table d’un café de la capitale tunisienne, en janvier dernier. «Ils ont détruit ma vie.»

    Après plus de deux ans de guerre, Daesh a perdu son califat autoproclamé installé sur des territoires irakiens et syriens sous contrôle. On craint désormais le retour de ses combattants aguerris, qui pourraient mener des attaques terroristes ou recruter d’autres miliciens. À travers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, police, soldats et espions sont pressés par leurs gouvernements respectifs de traquer les membres présumés de Daesh, tandis que juges et procureurs tentent d’apaiser les angoisses de la population et s’assurer sa confiance en mettant les suspects derrière les barreaux. Dépêches et articles de presse font régulièrement l’étalage des nouvelles détentions, condamnations, voire exécutions des combattants présumés de Daesh.

    En examinant ces affaires, BuzzFeed News a pourtant découvert que si police et justice disposent le plus souvent d’une grande marge de manœuvre pour poursuivre ces enquêtes liées à Daesh, elles tendent malgré tout à les bâcler. Les autorités de la région arrêtent et condamnent des individus possiblement innocents et les envoient en prison ou dans le couloir de la mort en se basant sur des preuves on ne peut plus minces, gaspillant par là-même des ressources qui pourraient être utilisées pour enquêter et monter des dossiers contre de dangereux combattants.

    Forces de police et services de sécurité gangrénés par la corruption, la brutalité et l’incompétence raflent les suspects habituels –de jeunes gens pieux et précaires, qui vivent dans des quartiers marginaux– et les accusent d’infractions graves, souvent après leur avoir arraché des aveux sous la torture, selon juristes et défenseurs des droits humains.

    «Quand vous avez des forces de police sous-dotées et insuffisamment formées, elles n’ont pas vraiment le temps, la formation, ni l’équipement nécessaire pour faire correctement leur travail. Elles savent qu’elles n’obtiendront d’éléments de preuve que par des aveux», affirme Nathan Brown, spécialiste du droit au Moyen-Orient.

    Cherchez Chawki Boumallouga sur Internet et vous ne trouverez que des sites sur la programmation informatique et les solutions logicielles professionnelles. Sa page LinkedIn, où il pose en t-shirt avec ses enfants, le présente comme chef du département informatique d’une école de commerce tunisienne.

    Assis dans un café de son quartier, à Tunis, en jean et blouson de cuir, Chawki Boumallouga a le rire facile et toujours du mal à croire ce qui lui est arrivé. Enfant, il a étudié le Coran, mais s’il se décrit comme un fervent musulman, lui qui prie cinq fois par jours et ne consomme pas une goutte d’alcool n’est pas pour autant un militant.

    Forces de police et services de sécurité gangrénés par la corruption, la brutalité et l’incompétence raflent souvent les suspects habituels.

    Sa première confrontation avec la police remonte à plus d’une dizaine d’années, lorsque des affrontements entre islamistes armés et forces de sécurité ont éclaté en Tunisie, alors sous l’emprise du dictateur Zine El Abidine Ben Ali. Chawki Boumallouga a été victime des arrestations massives qui concernaient quiconque était suspecté d’extrémisme religieux. Il a été emprisonné pendant un an dans des conditions difficiles et sans inculpation.

    De nouvelles manifestations ont lieu en décembre 2010, lorsque les Tunisiens de toutes les couches de la société descendent dans la rue pour protester contre la corruption et la brutalité du régime de Ben Ali. Le 14 janvier 2011, la révolte populaire conduit le dictateur à quitter le pays et déclenche les Printemps arabes. Une vague d’idées nouvelles entreprend de faire du jadis hiératique pays nord-africain aux dix millions d’habitants un symbole d’espoir. De nouveaux médias et partis politiques émergent, les syndicats reprennent leurs droits et les islamistes longtemps réprimés sous Ben Ali regagnent l’espace public.

    Quelques mois après le soulèvement, Chawki Boumallouga se rend au ministère des Affaires religieuses pour devenir prédicateur, son rêve de toujours. Il reçoit le feu vert et commence à prêcher tous les vendredis.

    Mais ses nouvelles fonctions deviennent bientôt incompatibles avec son travail. En 2014, lorsque son employeur l’informe qu’il allait devoir partir dans le sud du pays pour un projet, Chawki Boumallouga doit choisir entre son activité religieuse et ses responsabilités familiales. Le choix n'était pas difficile : il était pieux certes, mais pas à ce point. Il a une femme, un enfant et un autre bébé en route, il quitte donc la mosquée et poursuit son travail.

    Après ce coup de fil de la police au printemps 2015, il dit avoir été convoqué plusieurs fois par an pour être interrogé, jusqu’en 2016. À chaque fois, on lui présente un nouveau témoin qui disposait, d'après la police, de preuves accablantes contre lui. Et à chaque fois, la procédure tombe à l’eau. Mais Chawki Boumallouga n’en reste pas moins des jours voire des semaines entières en prison, ce qui détériore ses relations avec son employeur et met à rude épreuve sa vie de famille. Un jour, la police le sort d’un hôtel où il passe des vacances en famille, l’humilie devant femme et enfants, avant de le jeter en prison.

    Chawki Boumallouga ne comprend toujours pas ce qui se passe, ni pourquoi la police continue à le convoquer au poste. L’année où ses ennuis avaient commencé, la Tunisie est victime d’une série d’attaques sanglantes perpétrées par Daesh. En mars 2015, l’organisation terroriste revendique l’attentat du musée du Bardo, qui fait vingt-deux morts. Trois mois plus tard, un tireur de Daesh tue trente-huit personnes dans la station balnéaire de Sousse, ce qui porte un coup fatal au tourisme tunisien moteur de l’économie du pays, et déclenche une vague de mesures répressives contre les extrémistes présumés.

    Pourtant, la Tunisie, unique success story du Printemps arabe, semble avoir bel et bien cherché à s’attaquer aux principales préoccupations sécuritaires –à la fois le retour de combattants de Daesh, mais aussi une insurrection latente le long de sa frontière occidentale montagneuse– dans le respect des droits civiques et des procédures. L’année dernière, le gouvernement a adopté une loi autorisant les avocats à assister aux interrogatoires de leur client durant l’heure suivant leur arrestation. Plusieurs avocats d'accusés ont affirmé à BuzzFeed News qu’aujourd'hui, en Tunisie, une poignée de juges remet en question les récits de la police et examine minutieusement les éléments de preuve. Malgré tout, la police continue de mener les enquêtes et nombreux sont les juges qui craignent d’être étiquetés pro-Daesh par les médias : victimes de l'acharnement médiatique pour avoir fait libérer des suspects qui ont trempé, peu de temps après, dans des affaires de terrorisme, les juges ont de plus en plus de mal à faire leur travail, nous ont affirmé des avocats de la défense.

    «Il y a des tensions entre policiers et magistrats», constate Michaël Ayari, spécialiste de la Tunisie au sein de l’ONG International Crisis Group. «La police dit que c’est parce que les juges eux-mêmes sont des terroristes.»

    Pendant presque toute l’année 2017, Chawki Boumallouga n’a plus eu affaire à la police. Il n’en reste pas moins tendu, craignant que les forces de l’ordre ne soient en train de constituer un énième dossier contre lui, peut-être encore plus sérieux que les précédents. Il apprend de policiers compatissants qu’un agent de la sûreté national qui en avait après lui était derrière toutes ces tentatives, et cherche à le faire passer pour un recruteur de Daesh.

    La révolution tunisienne et son expérience démocratique ont un impact positif : elles ont donné aux citoyens lambdas le courage de s’attaquer à l’État. Chawki Boumallouga prend donc un de ses cousins, Ahmed Belghith, comme avocat, et prépare sa contre-offensive. Tous deux savent que cela peut aussi bien rétablir la justice pour Chawki Boumallouga qu’envenimer ses relations déjà tumultueuses avec la police.

    Ce ne serait de toute façon pas une partie de plaisir, car selon Ahmed Belghith, «un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur n’aime pas Chawki».

    Les prisons d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient sont remplies de milliers de jeunes hommes, parfois de jeunes femmes, soupçonnés ou reconnus coupables d’appartenir à Daesh sur la base de maigres preuves. Ils sont parfois accusés d’avoir rejoint les rangs de l’organisation terroriste parce qu'ils ont aimé ou partagé un post sur Facebook, ou simplement parce que leur numéro figure dans le téléphone d’un suspect.

    «Après un attentat, la police ne peut rien faire d’autre qu’essayer de traquer les faits et gestes d’un suspect», explique Atanur Demir, avocat turc qui a défendu des personnes accusées de complicité dans plusieurs attaques terroristes de grande envergure revendiquées par Daesh, notamment la tuerie du Nouvel-An 2017 au Reina, une boîte de nuit d’Istanbul. «Et la seule chose dont ils sont capables, c’est pister les téléphones et les numéros appelés. La police va arrêter tous ceux que le terroriste a contactés avant l’attentat. On peut se retrouver avec quarante suspects qui n’ont rien fait d'autre que se retrouver dans les contacts d’un téléphone.»

    S’il arrive parfois que tribunaux et procureurs parviennent à démêler le vrai du faux, et distinguer les combattants aguerris de suspects innocents victimes de procédures discutables, la plupart du temps, cela ne se passe pas ainsi. Lorsque les affaires sont portées en justice, les preuves présentées sont rarement à la hauteur des standards internationaux. Même ceux qui en sortent blanchis sont souvent marqués à vie et peinent à trouver du travail ou à voyager.

    En Irak, où Daesh a pris la ville de Mossoul en 2014 pour y établir son califat —désormais en miettes— , l’ONG Human Rights Watch (HRW) a répertorié 5 000 cas où des suspects ont été détenus et interrogés pendant des mois sans bénéficier d’un avocat, et où nombre d’entre eux ont été contraints aux aveux sous la torture.

    Les juges ont souvent du mal à différencier les combattants qui ont pu tuer, violer ou torturer des personnes qui ont simplement continué à faire leur travail après que Daesh a pris le contrôle de leur quartier. Belkis Wille, enquêtrice Irak pour HRW, se souvient d’un chirurgien esthétique appréhendé et accusé d’appartenir à Daesh parce qu’il continuait à exercer son métier dans l’hôpital d'une ville tenue par l’organisation terroriste. Parmi les 7 000 suspects condamnés depuis 2014, 92 ont déjà été exécutés après des procès qui pouvaient ne durer qu'une quinzaine de minutes. Selon Belkis Wille, au moins 20 000 hommes accusés d’être des membres de Daesh ont été détenus dans le nord de l’Irak.

    «On parle d’une part non négligable de la population», poursuit-elle au téléphone, depuis l’Irak. «Ce genre d’approche est un désastre absolu. Tout ce que ça va réussir à faire, c’est marginaliser davantage les familles et exposer les enfants à une vague de recrutements par de nouveaux extrémistes.»

    Même dans les pays où Daesh n’a pas été aussi présent, policiers et magistrats exercent un genre de punition collective contre les communautés qu’ils estiment potentiellement solidaires des jihadistes. D’après ce que nous ont raconté des avocats de la défense, en Égypte, des dizaines de jeunes hommes vivant dans des quartiers défavorisés présentés comme des bastions islamistes sont régulièrement victimes de coups de filet. Les suspects sont souvent jugés à la va-vite lors de procès collectifs et se voient infliger de lourdes sentences, y compris la peine de mort.

    Ces affaires liées à Daesh font les choux gras de la presse, dont le but est de rassurer la population inquiète de la menace terroriste autant que de relâcher la pression politique. Mais la stigmatisation est telle, pour qui prend la défénse d’individus soupçonnés d’appartenir à Daesh, que nombreux sont les avocats qui refusent désormais ce genre de clients.

    «Bien sûr qu’on me harcèle», confirme Khalid Ali Nour Eldeen, un avocat du Caire qui travaille sur cinq affaires portant sur des soupçons d’appartenance à Daesh, dont deux concernent des groupes de 170 et 200 personnes jugées dans des procès collectifs âprement contestés par plusieurs défenseurs des droits humains. L’avocat s’est senti obligé, dit-il, d’accepter ces clients, qui étaient pour beaucoup les enfants de voisins ou de proches. «La plupart des avocats refusent ce genre d’affaires, parce qu’ils craignent les services de sécurité de l’État» ou les services secrets.

    «S’ils ne parviennent pas à trouver les vrais coupables, ils inventent des rapports qui disent que X ou Y l’a fait, et souvent, ces gars-là sont innocents.»

    «Avant, lorsque la police arrêtait quelqu’un, elle l’accusait de faire partie des Frères musulmans», se rappelle-t-il depuis son bureau installé dans le quartier défavorisé de Ain al-Shams, dans le nord du Caire. «Après 2014, la mode a été de les traiter de Daesh. Ces gens sont arrêtés au hasard, jetés en prison et après, on leur demande, ‘Qui ici vit à Ain al-Shams?’ et celui qui lève la main appartient instantanément à ce qu’ils appellent ‘la cellule Daesh de Ain al-Shams’.»

    Les avocats soupçonnent la police officielle comme la police secrète égyptiennes d’être soumises à des pressions hiérarchiques de quotas, ce que confirme un haut fonctionnaire de police qui souhaite conserver l’anonymat : «Chaque commissariat doit envoyer un rapport au ministère en disant cette année on a eu tant de cas, on en a résolu tant, on a échoué sur tant et on continue d’enquêter sur tant.»

    Si les arrestations connaissent une hausse en fin d’année, c’est parce que les policiers font tout pour grossir les chiffres, dit-il. «Et s’ils ne parviennent pas à trouver les vrais coupables», poursuit le fonctionnaire, «ils inventent des rapports qui disent que X ou Y l’a fait, et souvent, ces types sont innocents».

    Les agents des services de sécurité subissent des pressions similaires. Si l’un d’entre eux procède à trente arrestations au cours de l’année, il aura une meilleure évaluation que celui qui n’en a fait que vingt, peu importe la qualité du dossier. «Ils veulent paraître actifs et avoir l’air de faire leur boulot pour leur chefs, et la seule manière de réussir, c’est de produire autant de dossiers que possible», raconte le policier anonyme. «Et c’est pour ça qu’on voit des affaires ridicules et absurdes. Tout ce qui compte, ce sont les chiffres.»

    Les avocats de la défense évoquent un travail de police amateur et au doigt mouillé. Récemment, un des neveux de Khalid Ali Nour Eldeen a été embarqué par la police égyptienne alors qu’il attendait le bus pour se rendre au travail. Une douzaine de minivans de police attendaient là, et il s’est retrouvé entassé avec des dizaines d’autres personnes. Une fois les véhicules remplis, il a été emmené dans un camp géré par les Forces de la sécurité centrale, qui dépendent du ministère de l'Intérieur égyptien. Il a ensuite été libéré sans interrogatoire, après qu’un agent a remarqué sa veste en cuir à la mode, ses cheveux parfaitement peignés et son visage rasé de près. Personne d’aussi moderne ne pouvait appartenir à Daesh, a-t-il vraisemblablement conclu, ignorant tout des stratégies vestimentaires des agents de l’État islamique ou d’Al-Qaïda pour passer inaperçu.

    Des avocats racontent les fois où la police est venue appréhender des jeunes hommes à leur domicile, puis est revenue deux semaines plus tard à la recherche de ces mêmes garçons. Khalid Ali Nour Eldeen se rappelle d’un homme que la police est venue arrêter, qui aurait été tué deux jours plus tard lors d’affrontements avec la police, et que les forces de l’ordre sont revenues chercher huit mois plus tard.

    «Il n’y a aucun passage de témoin entre les agents et les différents départements», déplore-t-il. «Lorsqu’un chef succède à un autre type, ils ne communiquent pas.»

    Autre exemple en Égypte, où douze personnes accusées d’appartenir à Daesh ont été condamnées à mort. L’affaire a été automatiquement renvoyée en appel, mais six accusés ont été reçus par un juge, et les six autres par un juge différent. Un exemple typique des méthodes arbitraires avec lesquelles sont jugées ces affaires, puisque six des accusés ont été acquittés, tandis que les six autres ont vu leur condamnation confirmée.

    L’avocat égyptien Khaled Masry assure la défense d’un groupe d’hommes originaires de Marsa Matrouh, dans le nord du pays, condamnés à mort pour avoir participé aux vidéos d’exécutions de migrants coptes en Libye, diffusées en 2015 par Daesh. L’affaire repose uniquement sur des aveux qui auraient été obtenus sous la torture. «Certains d’entre eux ne sont même jamais allés en Libye», insiste Khaled Masry, «et certains étaient déjà en prison au moment de la vidéo».

    Les deux seuls accusés dont l’appartenance à Daesh a été confirmée sont déjà morts. L’avocat égyptien évoque des dizaines de suspects emprisonnés ou soupçonnés d’être membres de l’organisation terroriste simplement parce qu’ils ont partagé des vidéos de propagande ou liké des posts sur Facebook. «Peut-être moins de 10% des détenus se sont réellement rendus en Syrie ou en Irak», affirme-t-il.

    Les enjeux sont considérables. En plus de concentrer ses efforts sur le champ de bataille, Daesh s’est donné pour mission de rendre une justice basée sur une interprétation stricte de l’islam, en créant des tribunaux dispensant des sanctions sévères. Les spécialistes internationaux des droits de l’être humain estiment que respecter l’État de droit de manière équitable est primordial pour réparer les dégâts causés par Daesh et empêcher les combattants de s’implanter davantage dans le monde arabe sunnite, où l’organisation est apparue.

    Des poursuites entachées d’irrégularités détruisent des vies en plus de détériorer le lien de confiance des citoyens vis-à-vis de gouvernements déjà fragilisés. Ayman, 22 ans, a été arrêté il y a deux ans dans sa ville natale à Kasserine, la province la plus à l’ouest de la Tunisie. Soupçonné d’avoir aidé des combattants de Daesh dans les montagnes voisines, les preuves à l’encontre de celui qui n’était à l’époque qu’un élève du secondaire étaient pour le moins légères. D’après le jeune homme et son avocat, il a aidé une fois un voisin qui avait tenté de rejoindre des combattants en Libye à être accepté dans la même école que lui.

    Après avoir été jeté dans un véhicule de police, Ayman a été battu, puis conduit à la capitale située à 300 km de là, où il fut emprisonné et battu de nouveau avec des tubes en plastique et des aiguillons électriques. Il affirme avoir été agressé sexuellement par ses geôliers, sans donner davantage de détails, alors qu’ils tentaient de lui extorquer des aveux.

    Ses gardiens ont exigé son mot de passe Facebook ainsi que son téléphone, mais n’ont rien trouvé de probant. Ayman dit avoir été surpris de la véhémence avec laquelle les policiers s'en sont pris à lui, qui ne se dit ni pieux, ni politisé. Finalement, après plusieurs jours de brutalités et d’isolement, il a été amené devant un juge après avoir été maquillé par la police pour dissimuler ses blessures. Il avait à peine commencé à plaider son innocence lorsque le juge l’a interrompu, lui disant qu’il le croyait, qu’il voyait qu’il avait été torturé et qu’il devrait néanmoins passer quelques temps en prison, par précaution, afin d’être interrogé.

    Le jeune homme a passé au total vingt mois derrière les barreaux avant d’être relâché, avec interdiction de quitter le territoire et obligation de se présenter régulièrement au commissariat. Même ses frères et sœurs ne peuvent pas obtenir de passeport à cause de son arrestation.

    Ayman tente de reconstruire sa vie, il vient de commencer une formation de réparateur informatique à Tunis. «J’ai le sentiment d’avoir été lésé», dit-il. «J’ai l’impression de n’avoir aucun avenir dans ce pays. L’État veut faire de moi un raté.»

    Nathan Brown, le spécialiste du droit, affirme que des fonctionnaires de justice lui ont indiqué à plusieurs reprises qu’au vu des risques sécuritaires, des pays comme l’Égypte n’avaient pas le luxe de se soucier du respect des droits humains ou de l’innocence des suspects. Mais si la libération accidentelle d’un individu soupçonné d’appartenir à Daesh représente un risque potentiellement élevé, condamner une personne innocente est tout aussi dangereux.

    «Si on envoie ou même qu’on exécute des innocents, oui, c’est un problème», poursuit Nathan Brown. «Il y a une tendance à mettre toutes les franges de l’opposition dans le même panier, et en faire une prophétie auto-réalisatrice. L’idée d’un terrorisme comme une masse indifférenciée pousse les régimes à traiter leurs opposants ou adversaires politiques comme des rebelles ou des terroristes, et ce faisant consolide cette opposition. C’est une méthode brutale qui alimente la polarisation de ces sociétés. Et c’est cette polarisation qui crée un environnement favorable à ces groupes radicaux.»

    Lorsque Chawki Boumallouga, qui pressentait l’acharnement d’un agent des forces de sécurité, est convoqué par la police le 5 décembre dernier, il comprend alors qu’il avait vu juste.

    D'après lui et son avocat, c'est Nabil Bin Othman, un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, qui mènerait une croisade personnelle contre lui et sa famille. À plusieurs reprises alors qu’il entrait ou sortait du tribunal ou du commissariat, il aurait même aperçu l’homme, un quadragénaire bien bâti.

    Cette fois-ci, Nabil Bin Othman a réuni trois nouveaux suspects pour témoigner contre Chawki Boumallouga. Chacun est supposé affirmer de nouveau que le jeune homme avait agi comme recruteur pour le compte de Daesh. Le stress monte. Même s’il n'a rien fait de mal, dit-il, la presse tunisienne relate de plus en plus d’affaires où même les preuves les plus minces font condamner des gens pour terrorisme.

    Les spécialistes du droit international des droits de l'être humain estiment que respecter l’État de droit de manière équitable est primordial pour réparer les dégâts causés par Daesh.

    Mais une fois dans la pièce, tous trois ont nié avoir accusé Chawki Boumallouga de liens avec Daesh. Et l’un d’eux a désigné nommément Nabil Bin Othman comme l’ayant forcé à porter de fausses accusations contre lui.

    La police semble à présent s’être désintéressée de l’affaire et s’est montrée compréhensive à l’égard de Chawki Boumallouga. Elle l’a laissée partir, pour le rappeler immédiatement après afin de le confronter à un énième accusateur. L’homme s’est lui aussi rapidement rétracté et affirmé que les allégations à l’encontre de Chawki Boumallouga avaient été manigancées par Nabil Bin Othman.

    «Tous les policiers du quartier, la gendarmerie locale et même l’antiterrorisme m’ont encouragé à porter plainte», indique l’intéressé.

    Quelques jours plus tard, la police le rappelait pour le convoquer, mais, cette fois, en tant que plaignant.

    Un procureur chargé de la lutte antiterroriste avait accepté de le représenter contre Nabil Bin Othman. Pendant presque quatre heures, Chawki Boumallouga fait le récit de son calvaire. Comment il vit dans la peur, les nuits passées en prison, les conséquences sur son travail et sa famille. Le juge, un magistrat antiterroriste, se montre compatissant. Nabil Bin Othman –dont les méthodes radicales ont depuis été dénoncées publiquement par d’autres– fait, d’après les médias locaux, l’objet d’une enquête pour soupçons de falsification de preuves.

    Le ministère de l’Intérieur tunisien n’a pas répondu a nos requêtes écrites (en arabe et en anglais) ou téléphoniques sur les questions de sécurités et les mesures prises pour combattre les extrémistes. Trois fonctionnaires du ministère de l’Intérieur joints par téléphone ont affirmé ne pas être autorisés à commenter l’affaire Chawki Boumallouga et ses allégations contre Nabil Bin Othman, et indiqué ne connaître personne en mesure de le faire.

    Malgré tout ce qu’il a enduré, Chawki Boumallouga se dit reconnaissant vis-à-vis de la police et des juges qui ont étudié son cas sans préjugés. «Avant la révolution, la police frappait et torturait les gens pour rien», dit-il. «Aujourd’hui, certains essaient d’être plus humains et de respecter nos droits. Lorsque j’ai été convoqué en tant que plaignant, la police m’a bien accueilli. Les choses sont malgré tout en train de changer.» ●


    Anis Abidi à Tunis, Maged Atef au Caire, ainsi que Burcu Karakas et Munzer Awad à Istanbul ont également contribué à cet article.

    Ce post a été traduit de l'anglais par Nora Bouazzouni.