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    Ce que la reprise d'Alep va changer pour le monde

    La chute sanglante d'Alep est un coup dur pour la rébellion mais cela ne va pas mettre fin à la guerre. Et encore moins au casse tête que les chancelleries tentent de résoudre.

    BEYROUTH — Les cadavres pourrissent dans les rues d'Alep et dans ses immeubles éventrés par les bombes. Les enfants hurlent et personne ne peut les calmer. Il n'y a quasiment plus rien à manger. Face à l'avancée du régime, les combattants rebelles bientôt dénués de munitions contemplent l'imminence de leur défaite. Les civils se serrent les uns contre les autres. L'aube est glaciale et une pluie battante s'abat sur les ruines. Chacun attend d'être tué ou capturé.

    «La situation est atroce, indescriptible», déclare à BuzzFeed News Mohammed al-Sheikh, militant et porte-parole de l'une des unités de l'Armée syrienne libre. Nous sommes mardi 13 décembre au matin et sa connexion WhatsApp est mauvaise. Il nous parle depuis l'une des dernières enclaves d'Alep assiégée, alors que les soldats du régime syrien et les milices étrangères qui soutiennent Bachar el-Assad n'ont jamais été aussi proches.

    «C'est un sentiment terrible de voir les blessés et d'être incapable de les aider, raconte-t-il, d'entendre les bébés crier et de ne pas pouvoir les réchauffer, ni de les emmener en lieu sûr, de voir des familles entières dans les rues sans pouvoir leur trouver un abri».

    De l'autre côté de la Quoueiq, la rivière qui aura servi depuis près de cinq ans de frontière entre l'Est de la ville, contrôlé par les rebelles, et l'Ouest, aux mains du régime, l'heure est à la célébration. Les loyalistes d'Assad sont descendus dans les rues, on entend des klaxons, la liesse de la foule. Selon les médias officiels russes, le régime syrien contrôlerait désormais 98% d'Alep. Les derniers rebelles sont retranchés dans une zone dépassant à peine 3 kilomètres carrés.

    La victoire imminente du régime à Alep, l'une des plus grandes villes du pays et pendant longtemps sa capitale commerciale, sera un atout conséquent pour Assad et ses alliés. Mais pour le reste du monde, y compris les États-Unis, elle ne fera que complexifier davantage la guerre. Désormais, le régime aura tout intérêt à durcir son offensive contre d'autres enclaves tenues par l'opposition —comme celles du nord de la province d'Alep, contrôlées par des groupes modérés soutenus par la Turquie, ou celles du nord-est, soutenus par les États-Unis et composées de combattants kurdes luttant contre l’État islamique. Les Syriens seront toujours plus nombreux à vouloir quitter leur pays et pour les réfugiés installés dans les pays voisins, l'espoir du retour toujours plus lointain. Et dans une Europe penchant déjà vers l'extrême-droite, l'afflux supplémentaire de réfugiés ne fera qu'accroître une crise migratoire en partie responsable du phénomène.

    La chute d'Alep marque une victoire géostratégique d'envergure pour le camp à majorité chiite, mené par l'Iran, et où se pressent divers acteurs gouvernementaux et non-gouvernementaux, tels le Hezbollah libanais. Pour le bloc sunnite, conduit par l'Arabie Saoudite, la défaite promet d’être cuisante.

    «Alep est libérée» peut-on lire en une du Jomhouri Eslami, journal officiel de la République islamique de Téhéran. «La libération d'Alep est un revers considérable pour les terroristes et leurs soutiens arabes et occidentaux».

    Pour beaucoup, le martyre d'Alep concrétise aussi les échecs moraux et politiques de l'Occident vis-à-vis de la Syrie. De nombreuses puissances internationales —les États-Unis, la France ou encore la Grande-Bretagne— s'étaient au départ déclarées favorables aux rebelles luttant contre la dictature d'Assad et avaient même cherché à soutenir matériellement les opposants au régime. Sauf que les Occidentaux les ont progressivement abandonné, reculant devant l'hégémonie croissante des djihadistes au sein des révolutionnaires et la perspective d'une confrontation directe avec la Russie, pour qui la Syrie appartient depuis des décennies à sa sphère d'influence. Pour Moscou, qui soutient officiellement et militairement le régime d'Assad depuis 14 mois, la chute d'Alep sera une nouvelle victoire dans une année riche en succès internationaux, après l'élection de Donald Trump, partisan déclaré de Poutine et ayant promis de rompre tout lien entre les Etats-Unis et les rebelles syriens.

    La reprise d'Alep pourrait aussi raffermir les groupes djihadistes combattant le régime, y compris l’État islamique, qui pendant que les forces russes et loyalistes se focalisaient sur Alep, en aura profité pour replanter son drapeau sur Palmyre. Reste que même une nouvelle poussée de Daech pourrait se révéler, en fin de compte, avantageuse pour le régime, lui qui a toujours voulu faire passer le conflit syrien pour une opposition binaire entre son autocratie laïque et les milices islamistes soutenues par des réseaux terroristes internationaux —comme le Front Fatah al-Cham, anciennement connu sous le nom de Front al-Nosra et filiale d'Al-Qaïda. Avec les djihadistes plus modérés d'Ahrar al-Cham, ce groupe combat toujours âprement le régime et contrôle une grande partie de la province d'Idlib.

    La bataille d'Alep aura fait franchir un nouveau seuil en terme d'atrocités liées à la guerre. Avec ses alliés russes, le régime syrien n'a cessé de bombarder des hôpitaux, des boulangeries et des écoles, de larguer des barils de TNT et des bombes à charge pénétrante, les «bunker busters», sur des quartiers résidentiels, afin de réduire en poussière tous les piliers de la vie civile et de pousser ses habitants à la capitulation.

    «C'est incroyable ce qui se passe, déclare Milad Shihabi, un photojournaliste syrien en poste à Alep, en parlant de déluge de bombes qui est tombé sur Alep au cours du week-end. Je pense qu'aucun hôpital au monde n'a jamais vu déferler plus de 600 blessés et 81 morts en moins de six heures».

    Le destin des dizaines de milliers de personnes encore recluses à l'est de l'Alep est en suspens. Selon un commandant d'une milice du Hezbollah libanais d'Alep, interrogé par BuzzFeed News, tous les civils et même les combattants rebelles qui rendent leurs armes et jurent de ne plus s'opposer au régime auront le droit de vivre libres dans les zones contrôlées par le gouvernement syrien. «Beaucoup de civils vont du côté rebelle et beaucoup de rebelles rendent les armes, mais il y en a aussi beaucoup qui se font tuer lorsqu'ils tentent de s'échapper», explique-t-il sous couvert d'anonymat (ses généraux lui interdisent de parler aux médias).

    Mardi 13 décembre au matin, des organisations humanitaires ont fait part de leurs très graves inquiétudes quant au sort des civils assiégés. On parle d'exécutions sommaires. Le porte-parole du Haut Commissaire de l'ONU pour les droits de l'homme déclare avoir «reçu des informations sur l'assassinat par les forces pro-gouvernementales d'au moins 82 civils dont onze femmes et treize enfants dans quatre quartiers différents».

    Briefing on #Syria: Deeply disturbing reports that numerous bodies were lying in the streets… https://t.co/bc2275xe9B

    Sur les réseaux sociaux, des images circulent et montrent ce qui s'apparente à des groupes d'individus faits prisonniers par les forces pro-Assad. Ils seront probablement jetés dans les prisons du régime, connues pour leurs conditions effroyables et les séances de torture qui s'y tiennent. Mardi, face à l'avancée des forces du régime dans les derniers bastions rebelles, le Comité international de la Croix-Rouge publiait un communiqué implorant «toutes les parties à épargner la vie humaine».

    C'est à l'été 2012, à l'issue d'une offensive éreintante menée par une coalition de rebelles syriens venus des campagnes, que l'est d'Alep est tombé aux mains de l'opposition. Au début, l'enclave deviendra quasiment un paradis pour la révolution syrienne. Les journalistes étrangers affluent, tandis que des médias locaux voient le jour et que la société civile s'organise. Pour la première fois depuis des décennies, une grande ville syrienne allait réussir à se libérer du joug de Damas et à s'administrer toute seule. Sauf qu'avec la défaite d'Alep, ce sont aussi les graves erreurs militaires et politiques de l'opposition syrienne qui se font jour, commises depuis les premières manifestations de 2011.

    Des rebelles en majorité modérés ont laissé des djihadistes infiltrer la ville, avec leur cortège de tribunaux islamiques et leur volonté d'imposer la charia par la force. Au sein des groupes rebelles, les tergiversations, divisions, alliances et mésalliances allaient donner naissance à un grotesque kaléidoscope de brigades et de bataillons. «La multiplication des factions aura été un facteur très négatif», résume à BuzzFeed News Moataz Mahli, un activiste syrien d'Alep. «C'est à cause de ce morcellement que les radicaux ont pu prendre l'initiative. Si vous essayez de compter toutes les factions en présence en Syrie, on doit facilement dépasser la centaine».

    En 2013 et 2014, les rebelles syriens allaient réussir à couper la route entre Damas et l'ouest d'Alep, et même à assiéger l'aéroport. Mais à force de divisions et d'un manque patent de leadership, ils n'ont pu capitaliser leur supériorité numérique et mentale afin de s'emparer de l'ouest d'Alep. Ensuite, ils allaient progressivement reculer face au régime.

    Ces dernières années, le versant politique de l'opposition syrienne a aussi été morcelé par les conflits internes, notamment vis-à-vis des Kurdes. Une bonne partie des rebelles voudrait insister sur une version arabe de l'identité nationale syrienne, inacceptable pour cette minorité ethnique oppressée depuis des années et qui aurait pu sans cela être un allié décisif dans la lutte contre Assad.

    «Les Russes ont eu recours à des armes interdites par les conventions internationales, comme des bombes au phosphore, au chlore ou encore au napalm. C'est ce qui a permis au régime de reprendre la main et a condamné les rebelles».

    À l'intérieur de la ville, les rebelles ont aussi surestimé leur capacité à contenir le régime. Début 2014, les rebelles syriens ont été embarqués dans une guerre totale contre Daech, ce qui leur coûtera des hommes, des armes, et détournera l'attention internationale d'Alep. Certes, la guerre contre l'État islamique n'aurait pas pu être évitée, sauf qu'au départ, des rebelles syriens ont accueilli des djihadistes en leur sein, en tolérant leurs excès en échange de leurs capacités à recruter des combattants étrangers.

    Galvanisés par une série de victoires contre le régime après le début de l'intervention russe de septembre 2015, les rebelles ont aussi minimisé le danger lié à l'intérêt de Moscou pour la Syrie et, pendant des mois, se sont farouchement opposés à toute négociation. Pendant ce temps, la Russie avait recours à des armes de plus en plus cruelles et mortelles. Selon l'Institute for the Study of War, les frappes russes sur l'est d'Alep se sont considérablement intensifiées depuis la fin novembre, ce qui a permis aux forces pro-Assad de s'emparer de quartiers clés de la ville, tout en débusquant les combattants rebelles.

    «Entre les rebelles et la Russie, le rapport de force était inégal», déclare Abdul-Hamid al-Bakri, un activiste d'Alep. «Les Russes ont eu recours à des armes interdites par les conventions internationales, comme des bombes au phosphore, au chlore ou encore au napalm. C'est ce qui fait pencher la balance en faveur du régime et condamné les rebelles».

    «Quand on voit à quel point la situation est horrible à Alep, c’est quand même incroyable qu’ils aient tenu aussi longtemps», explique Assad al-Hanna, un porte-parole de l’Armée Syrienne Libre basé à Istanbul mais qui se rendait régulièrement à Alep avant que la ville ne soit assiégée l’été dernier.

    Pendant que les forces du régime se rapprochaient de la ville, Moataz Mahli, un militant, nous a raconté qu’il préparait ses disques durs et son équipement dans l’espoir de s’enfuir et de rejoindre la campagne. «Nous ne prenons que les choses importantes», expliquait-il.

    Le commandant du Hezbollah avec qui BuzzFeed News a pu rentrer en contact a précisé que certains résidents de la partie assiégée de la ville, Alep Est, réussissaient à rejoindre d’autres zones tenues par les rebelles dans le pays.

    Malgré la chute d’Alep, plusieurs territoires au nord de la Syrie restent contrôlés par les rebelles. Le long de la frontière turque, une portion qui grandit de jour en jour est de facto devenue une zone sûre sous le contrôle d’Ankara et de ses alliés rebelles les plus proches. Mais à Idlib, les djihadistes contrôlent une zone encore plus grande. C'est dans cette ville que le régime de Bachar al-Assad a envoyé des rebelles syriens et des soutiens de l’opposition qui se trouvaient dans les zones dont l’armée syrienne a repris le contrôle. Beaucoup craignent qu’Idlib ne devienne la prochaine cible du régime. «Ce sera un désastre quand ils iront à Idlib, explique l’analyste Nawar Oliver. Il y a là-bas plus de 500.000 civils. Ce sera une crise majeure dans l’histoire déjà difficile de cette révolution.»

    Certains analystes considèrent que la chute d’Alep est un signe que la révolte de la Syrie contre le régime d’Assad touche à sa fin. Selon Aron Lund, un chercheur au Carnegie Middle East Center, avec la perte d’Alep, les rebelles n'ont plus de bonne option. «Sans Alep, l’opposition syrienne et ses soutiens étrangers ne pourront pas continuer à se battre contre un régime qui contrôle aujourd’hui plus de territoire au cœur du pays qu’à aucune autre moment au cours des cinq dernières années», écrit-il.

    Beaucoup des militants les plus acharnés à Alep sont d’accord avec ce constat. «Malheureusement, la révolution est terminée, explique Moataz Mahli. Nous voulions faire la révolution mais la réalité c’est que c’est une guerre civile et que des pays étrangers ont imposé leurs propres stratégies sur notre territoire. Nous sommes devenus un instrument de pression politique. Certains soutiennent l’Armée Syrienne Libre, d’autres les radicaux, et d’autres encore le régime.»

    Tout le monde n’a pas un avis aussi négatif. L’opposition armée contrôle encore certains territoires au centre et au nord de la Syrie, de même que des enclaves situées non loin de la capitale. Malgré des revers difficiles sur le champ de bataille, ils insistent sur le fait que le véritable esprit des manifestants pacifiques qui sont descendus dans les rues en 2011 reste bel et bien vivant.

    «Bien sûr, la révolution ne va pas se terminer avec la chute d’Alep, explique Hadi Abdullah, un militant syrien et un journaliste qui a récemment fui Alep pour la ville Kafr Anbel dans la province d’Idlib. La révolution est dans le sang des martyres. C’est le cri des détenus. Nous nous sacrifions tous les jours pour eux. Nous continuerons, même si le monde entier se dresse contre nous. »

    Asmaa al-Omar et Munzer al-Awad à Istanbul ont contribué à cet article.

    Ce post a été traduit de l'anglais par Peggy Sastre et Adélie Pojzman-Pontay.