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    À Nice, les mères voilées doivent surveiller leurs enfants depuis les bancs

    «On nous interdit la plage, et après? On va nous interdire les jardins publics et les cinémas? J'ai peur pour l'avenir de mon enfant.»

    Assise à quelques mètres de la plage Saint-Hélène, Henda surveille de loin ses enfants qui profitent d'une Méditerranée couleur azur. À 44 ans, cette Grassoise a, comme souvent quand le ciel est clément, pris le bus jusqu'à Nice pour profiter de la mer. Son petit garçon revient de la plage en courant, les cheveux et le corps entièrement trempés, elle sort immédiatement une serviette mauve de son sac et enroule Marwane dedans. Il est 15h ce jeudi, il fait un soleil de plomb, le thermomètre indique 29 degrés. Mais Henda ne ressent pas la chaleur sous son voile gris, vert et rose. «Oh j'ai l'habitude, vous savez», sourit celle qui porte le voile depuis plus de 10 ans.

    La veille, Henda n'était pas sur un banc mais sur la plage, assise à quelques mètres de l'eau. Mais elle sait que si elle remet les pieds sur les galets, elle risque d'être verbalisée par les policiers municipaux qui appliquent l'arrêté municipal interdisant «sur la commune de Nice l'accès aux plages publiques, aux sites de mise à l'eau ainsi qu'à la baignade à toute personne n'ayant pas une tenue correcte, respectueuse des bonne mœurs et de la laïcité».

    «Ça me dérange et ça me rend folle de ne pas pouvoir surveiller mes enfants de plus près ou de mettre mes pieds dans l'eau, mais qu'est-ce qu'on peut faire?»

    Résumés sous le terme «arrêtés anti-burkini», ces textes adoptés par plusieurs villes de la région concernent en fait également le voile, pourtant autorisé par la loi française dans l'espace public, comme on a pu le voir dans des vidéos et des photos ces derniers jours. Ce vendredi, le Conseil d'État a suspendu l'un de ces arrêtés, mais la ville de Nice a dit qu'elle continuerait à verbaliser tant que son propre texte ne serait pas suspendu.

    Au moins 24 femmes ont été verbalisées depuis une semaine à Nice. Henda ne veut pas rejoindre cette liste. «Mercredi, une jeune fille qui devait avoir dans les 20 ans est arrivée vers moi en courant, raconte-t-elle à BuzzFeed News. Elle m'a dit de partir vite car des policiers venaient à l'instant de sortir sa tante, qui portait le voile, de la plage. Elle n'était pas dans l'eau, mais sur la plage!» Elle a donc écouté la jeune femme. «On n'est pas restés car j'avais peur d'avoir une amende», ajoute cette mère de famille de quatre enfants originaire de Tunisie. «Ça fait 18 ans que je vis en France, et je n'ai jamais vu ça», dit-elle en fronçant les sourcils.

    «Le regard des gens a changé depuis quelque temps, il y a de la peur»

    Si elle ne comprend toujours pas pourquoi elle est vue comme une «menace» aux yeux de certains politiques, ne pas correctement veiller sur ses enfants la rend furieuse. «Ça me dérange et ça me rend folle de ne pas pouvoir surveiller mes enfants de plus près ou de mettre mes pieds dans l'eau, mais qu'est-ce qu'on peut faire?» Et elle n'a pas beaucoup plus confiance en l'avenir. «Le regard des gens a changé depuis quelque temps, il y a de la peur chez eux. Je le sens bien et je l'entends dans certains de leurs commentaires. J'en suis à me dire que si la prochaine décision c'est d'interdir le voile partout, alors je déménagerai.»

    Pour Feiza Ben Mohamed, porte-parole et secrétaire générale de la Fédération des musulmans du Sud basée à Nice, la parole raciste dans la ville n'est pas nouvelle. «C'est quelque chose qui est déjà ancré depuis longtemps, ça ne s'est pas banalisé depuis quelques jours, ici, on ne se retient pas quand on a quelque chose à dire», nous explique-t-elle.

    Même si elle reconnait que l'attentat de Nice a marqué un tournant: «Depuis le 14 juillet, c'est hyper tendu, on est dans un contexte hystérico-politique où les élus votent des mesures discriminatoires qui donnent l'impression aux Français qu'ils agissent.»

    «Heureusement que je pars demain car je n'en peux plus»

    Aux abords de la plage de Carras, Houria est elle aussi assise sur un banc. «Je viens tout juste de discuter avec une autre journaliste», nous-dit-elle en riant. Du haut de ses 51 ans, cette Parisienne est venue passer quelques jours de vacances chez sa sœur niçoise. «Je suis ici depuis le 11 août. La première semaine, on n'a pas été embêtés une seule fois. Et là, ça fait deux jours que ça commence à être bien tendu, raconte-t-elle. J'ai vu que c'était le bordel sur les réseaux sociaux, aux infos, et on a même vu nous-mêmes une femme voilée se faire verbaliser. Verbaliser des mamans devant leurs enfants, devant tout le monde et les obliger à quitter les lieux... C'est inadmissible. Heureusement que je pars demain car je n'en peux plus.»

    «Vous trouvez ça normal de payer des billets d'avion pour passer des vacances assise sur un banc?

    Elle envisage même de ne plus jamais remettre les pieds à Nice. «Vous trouvez ça normal de payer des billets d'avion pour passer des vacances assise sur un banc? Si c'est comme ça l'année prochaine, je ne reviendrai pas. Je ne vais pas leur donner mon argent pour rester sur un banc.»

    Vient s'asseoir à ses côtés Sadia, 49 ans et les cheveux noués dans un foulard beige. Cette Niçoise décrit la scène à laquelle elle a assisté la veille. «Une femme voilée était assise sur la plage quand les policiers sont arrivés sur un bateau. Ils sont descendus, ils sont venus sur la plage et lui ont demandé de quitter les lieux après l'avoir verbalisée. Elle a pleuré», raconte Sadia, les yeux rouges. «Un groupe de garçons est venu dire aux policiers que c'était inadmissible, que c'était une maman avec ses enfants et que c'était normal qu'elle puisse surveiller ses enfants en bas âge sur la plage.»

    Elle s'excuse alors de devoir couper court à la discussion pour retourner à la barrière qui sépare la promenade de la plage et obliger ses filles à porter une casquette. «Vous savez, nous les musulmans, on ne fait rien de mal. On est en France, on sait bien qu'il faut respecter les lois. Ma fille est au lycée, elle ne rentre pas avec son foulard, elle l'enlève à l'entrée. Donc quand on nous dit qu'on provoque et qu'on manque de respect, ça fait mal...», dit-elle en revenant s'asseoir.

    Alors elle est catégorique. La baignade pour ses enfants à Nice, c'est fini. Elle se rendra à Antibes demain. Après s'être renseignée auprès d'un surveillant de la plage, elle a découvert que là-bas, il n'y a pas d'arrêté sur les tenues acceptées à la plage.

    «On nous interdit la plage, et après? Les jardins publics et les cinémas?»

    Pour Cheyma également, terminées les baignades à Nice. Cette maman de 25 ans d'un petit garçon en bas âge vit ici depuis ses 9 ans, et porte le voile depuis ses 18 ans. Elle s'est toujours baignée habillée à Nice ou sur la plage de Villeneuve-Loubet sans que cela ne gêne personne. «Aujourd'hui, on fait du burkini toute une affaire d'État comme si la vie des gens en dépendait. On cherche des problèmes où il n'y en a pas, dit elle. On critique les femmes voilées en disant qu'elles sont soumises et oppressées mais ce sont ces lois ridicules qui nous oppressent en nous interdisant de nous vêtir comme on le souhaite, où on le souhaite.»

    «Tout ce qu'il faut c'est garder espoir... mais jusqu'à quel prochain arrêté?»

    Elle vit l'interdiction du burkini et du voile sur les plages niçoises comme une injustice: «On a toujours soutenu la France, il y avait des imams présent lors des cérémonies de recueillement dans la ville [après l'attentat de la promenade des Anglais], ou qui appelaient les musulmans à dire non au terrorisme dans les discours du vendredi dans les mosquées. Et les politiques continuent de voir ce qu'ils veulent bien voir», se désole Cheyma.

    Depuis quelques jours, elle préfère se rendre près d'un lac où elle peut se reposer avec son fils et son mari. L'avenir s'écrit pour le moment en pointillés et pas forcément à Nice, même si imaginer une vie ailleurs est difficile. «On discute beaucoup avec mon époux de l'idée de partir, raconte la jeune maman. On nous interdit la plage, et après? On va nous interdire les jardins publics et les cinémas? J'ai peur pour l'avenir de mon enfant. Mais fuir, ça changera quoi? Toute ma famille est ici, je ne vais abandonner mes proches, dit-elle. Tout ce qu'il faut c'est garder espoir... mais jusqu'à quel prochain arrêté?»

    Mise à jour

    Ce vendredi 26 août, le Conseil d'Etat a suspendu l'arrêté de Villeneuve-Loubet, ce qui veut dire qu'en cas de recours dans les autres villes, dont Nice, les arrêtés seraient aussi probablement suspendus. La ville de Nice a dit à l'AFP qu'elle continuerait à verbaliser tant que son propre arrêt ne serait pas suspendu.