Aller directement au contenu

    L'histoire de l'Europe d’après-guerre racontée par l'Euro de football

    Ces 60 dernières années auront vu des dictateurs chuter et des nations se diviser. Les archives du championnat d'Europe de football nous rappellent combien notre continent a pu changer depuis 1960.

    Vendredi, la France et la Roumanie ont donné le coup d'envoi de l'Euro au Stade de France, dans ce qui est le plus grand championnat de l'histoire de la compétition. Pour la première fois, 24 équipes se disputent la coupe dessinée par Henri Delaunay.

    Depuis le premier championnat d'Europe de football, en 1960, la compétition offre tous les quatre ans un instantané de l'état géopolitique du continent.

    Mis en perspective, les tournois racontent l'histoire de l'Europe d'après-guerre. Une histoire faite de tensions et de conflits. L'histoire d'un continent divisé qui, progressivement, a su se construire en 60 ans.

    Est contre Ouest

    Quatre des nations présentes lors du premier Euro n'existent plus aujourd'hui formellement. L'empire colonial français connaissait ses derniers instants. La Tchécoslovaquie se scindera en 1993. Et si la finale entre la Yougoslavie et l'Union soviétique était rejouée aujourd'hui, il y aurait 22 équipes sur le terrain. L'Union soviétique l'emportera 2-1 lors du temps additionnel.

    L'Union européenne naissante, que l'on appelait à l'époque la CEE –pour Communauté économique européenne–, n'avait que trois ans lorsque le coup d'envoi fut donné à Paris. Elle réunissait six membres: la Belgique, la France, l'Allemagne, l'Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas.

    Quand Franco interdisait à l'Espagne de se rendre en URSS 

    L'Europe de l'Est vivait sous le communisme. Dans bon nombre de pays qui construisent aujourd'hui des murs et ferment leurs frontières aux demandeurs d'asile, les habitants cherchaient à fuir le despotisme pour trouver refuge à l'Ouest.

    Le continent allait rester divisé pendant trois décennies.

    Depuis le premier championnat d'Europe, l'UEFA a quasiment vu le nombre de ses membres doubler, pour atteindre aujourd'hui les 55 fédérations nationales de football. L'Union européenne compte quant à elle 28 membres, et l'entrée de plusieurs pays est prévue pour ces prochaines années.

    Le but contre son camp de Franco et la chute des dernières dictatures d'extrême droite européennes

    En 1960, la meilleure équipe européenne est celle d'Espagne. Elle est un copié-collé quasi parfait du Real Madrid qui venait de remporter sa cinquième Ligue des Champions consécutive, en anéantissant l'Eintracht Francfort 7-3. Mais le pays, sous le joug autoritaire du général Francisco Franco, interdit à son équipe nationale de se rendre en Union soviétique pour se qualifier pour l'Euro 1960. La compétition sera une promenade de santé pour l'URSS.

    Franco prit sa décision –que certains qualifieront de «but contre son camp»– deux jours à peine avant le départ initialement prévu de l'équipe pour Moscou. Les joueurs espagnols, persuadés de pouvoir remporter le championnat, allaient tomber de haut. L'URSS et l'Espagne avaient rompu leurs relations diplomatiques officielles depuis la fin de la guerre civile espagnole, l'URSS ayant activement soutenu les Républicains.

    Quatre ans plus tard, l'Espagne accueille la compétition, qu'elle remportera. À cette occasion, Franco n'interdit pas à son équipe de jouer contre l'URSS. Ce qui ne sera pas le cas de tout le monde. La Grèce décide de se retirer de la compétition après avoir été sélectionnée contre l'Albanie lors des phases de qualification. Théoriquement, les deux pays étaient encore en guerre.

    Il faut attendre le milieu des années 70 pour voir l'Europe se débarrasser de ses dictatures d'extrême droite, avec la chute de l'Estado Novo au Portugal, la mort de Franco en Espagne et la fin de la junte militaire en Grèce.

    Une décennie de révolutions

    L'histoire retiendra l'année 1968 comme celle de la rébellion. En Europe et dans le monde, les mouvements sociaux se multiplièrent sous la bannière de la liberté d'expression et de l'égalité des droits.

    Elle sonnera le début d'une décennie où les révolutions ne se limiteront pas à la sphère politique et sociale, mais infuseront aussi l'art et la culture. Et les terrains de football européens ne seront pas épargnés par cette vague libertaire.

    Pendant les révolutions de 68, le football se réinvente 

    En 1976, les Pays-Bas participent pour la première fois à l'Euro. Aucune équipe n'aura jamais brisé les règles établies et la structure tactique du jeu comme l'équipe néerlandaise, sous l'égide de son capitaine, Johan Cruijff.

    De ce nouveau style footballistique, David Winner écrit: «Au XIXe siècle, les Anglais inventent le football comme un substitut chevaleresque de la guerre. Ils le jouent en lignes droites et en formation immuable.

    Pour les Brésiliens, le football est une estrade pour un talent artistique individuel. Les Italiens sont obsédés de tactique, surtout la défensive. Les Allemands avaient leur kampfgeist (l'esprit du combat) où l'effort soutenu, la puissance physique et le travail d'équipe sont les clés de la réussite. Cruyff et [l'entraîneur Rinus] Michels ré-imaginèrent le jeu en bataille spatiale virevoltante et extrêmement sophistiquée dans laquelle la gestion et le contrôle du terrain menait à la victoire.»

    Cette révolution du football allait se faire sans trophée. Mais ses enseignements sont encore suivis de nos jours.

    Une Europe de plus en plus multiculturelle

    La France remportera deux fois le tournoi: en 1984, quand elle est le pays organisateur, et en 2000.

    En 1984, l'équipe est menée par Michel Platini, qui marque à tous les coups et sera, avec neuf buts, le meilleur buteur de la compétition. En 2000, deux ans après avoir remporté la Coupe du monde à Paris, l'équipe de France gagne l'Euro. Elle est menée par le capitaine Didier Deschamps, mais son véritable symbole s'appelle Zinedine Yazid Zidane.

    Les différences entre Platini et Zidane sont lourdes de signification. Platini est né à Jœuf, dans le Nord de la France, d'une famille d'origine italienne. Son père est professeur de mathématiques et entraîneur du club de Nancy-Lorraine, où Platini commencera sa carrière.

    Du multiculturalisme des années 90 aux tensions extrémistes d'aujourd'hui 

    Zidane, pour sa part, est un fils d'immigrés algériens né à Marseille. Son père est originaire d'un village reculé de Kabylie. Il arrive en France au milieu des années 50 et gagne sa vie en tant qu'ouvrier du bâtiment, souvent dans des équipes de nuit.

    Mais malgré des horizons très différents, Platini et Zidane sont parmi les représentants du jeu les plus exceptionnels et les plus élégants –et sont tous les deux aussi Français que le beurre et les croissants.

    Dans l'équipe de France 2000, on trouve aussi Youri Djorkaeff, d'origine kalmouke et arménienne. Patrick Viera, l'invincible d'Arsenal né à Dakar. Lilian Thuram et Christian Karembeu, nés respectivement en Guadeloupe et en Nouvelle-Calédonie. Pour la presse, l'équipe est représentative d'une génération «black-blanc-beur». Pour Pascal Boniface, le moment annonce une nouvelle ère géopolitique.

    Deux équipes françaises qui montrent combien l'Europe est devenue diverse et interconnectée. Lors de la Coupe du monde 2014, comme le remarque un article de Quartz, la Russie est la seule équipe européenne à ne compter aucun joueur né à l'étranger.

    Reste que le multiculturalisme n'est pas sans générer de tensions. Fin mai, le vice-président de l'AfD, un parti d'extrême droite allemand, a suscité l'indignation en déclarant que si les Allemands pouvaient trouver Jérôme Boateng «bon comme joueur», ils «n’aimeraient pas l’avoir comme voisin».

    Et quelques jours plus tôt, l'Autriche passait à deux doigts d'élire démocratiquement un président d'extrême droite, une situation inédite en Europe occidentale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le candidat du FPÖ était arrivé en tête au premier tour, grâce à un programme anti-immigration des plus violents.

    La guerre civile dans les Balkans

    Lors de l'Euro 1992, la Yougoslavie est disqualifiée à cause de la guerre civile qui y fait rage et onze jours seulement avant le début de la compétition en Suède, elle est remplacée par le Danemark. L'équipe remportera le tournoi. En finale, le but de la victoire est assuré par le milieu de terrain Kim Vilfort. Il avait été absent du match précédent de son équipe, contre la France, pour se rendre au chevet de sa fille de 7 ans, atteinte d'une leucémie.

    La Yougoslavie avait commencé à se déchirer dès 1991. La guerre civile et ethnique qui s'ensuivra fut le théâtre d'un génocide, le premier en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les combats en Croatie, en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo allaient faire plus de 300.000 morts. Des centaines de milliers de personnes furent déplacées et, jusqu'en 2015, le conflit yougoslave représentera la pire crise migratoire que l'Europe avait connue depuis 1945.

    Aujourd'hui indépendantes, plusieurs nations qui formaient la Yougoslavie à l'époque sont entrées dans l'Union européenne. D'autres espèrent la rejoindre dans un futur proche. Début mai, un de ces pays, le Kosovo, est devenu le 55e membre de l'UEFA et un de ses clubs, le Feronikeli, fera son entrée en lice lors de la Ligue des Champions. Reste qu'au niveau de la communauté internationale, la reconnaissance de l'indépendance du Kosovo demeure un sujet de discorde.

    La crise de l'Eurozone

    En 2001, la Grèce adopte l'Euro et devient membre de l'Eurozone, âgée alors de deux ans. En 2004, le pays participe au championnat d'Europe après 24 ans d'absence et le gagne. Auparavant, l'équipe grecque n'avait réussi à se qualifier qu'à deux compétitions majeures –l'Euro 1980 et la Coupe du monde 1994– sans jamais réussir à remporter un seul match.

    «Les Grecs sont heureux de pouvoir regarder les autres Européens les yeux dans les yeux, sans aucun complexe d'infériorité.»

    Après avoir réussi sa qualification uniquement en ayant marqué davantage de buts que l'Espagne, la Grèce l'emporte sur la France, la République Tchèque et, en finale, sur le Portugal, pays organisateur. À chaque fois, l'équipe grecque, cotée 80 contre 1 au début de la compétition, allait gagner 1-0, et à chaque fois par un but de la tête.

    Lorsque l'équipe victorieuse revient à Athènes, des centaines de milliers de supporters sont là pour l'accueillir. Plus de 100.000 personnes se pressent à l'intérieur et aux abords du stade panathénaïque, là où les premiers Jeux olympiques de l'ère moderne avaient été organisés en 1896. Les fans chantent l'hymne national et scandent «Dieu est allemand», en hommage à l'entraîneur de l'équipe, Otto Rehhagel. «Les Grecs sont heureux de pouvoir regarder les autres Européens les yeux dans les yeux, sans souffrir d'aucun complexe d'infériorité», commentera un témoin à la BBC.

    Le contraste est saisissant avec ce qu'on a pu voir à Athènes ces dernières années.

    Depuis 2009 et l'annonce de son incapacité à rembourser sa dette, point de départ de la crise de l'Eurozone, la Grèce aura vu des milliers de manifestants déferler dans ses rues pour s'opposer aux politiques d'austérité. Des manifestations très souvent hostiles à l'Allemagne, considérée comme responsable de l'épreuve économique que traverse la Grèce.

    Aujourd'hui, la Grèce a reçu plus de 300 milliards d'euros en renflouage de la part de la communauté internationale, tandis que sa dette a explosé et a dépassé les 180% du PIB. Depuis la nuit du triomphe à Lisbonne, l'économie grecque a perdu plus d'un quart de sa valeur –la récession la plus importante de l'histoire contemporaine qui ne soit pas liée à une guerre ou une révolution. Le taux de chômage du pays a triplé, pour atteindre les 26,5% et plus d'un jeune Grec sur deux n'a pas de travail.

    Est contre Ouest, le match retour

    En 2012, la Pologne et l'Ukraine accueillent la phase finale de la compétition. L'Espagne devient la première équipe à remporter deux fois de suite le tournoi.

    Comme cela semble si lointain. Le 27 juin 2012, Donetsk, dans la région ukrainienne orientale du Donbass, accueille la demi-finale entre le Portugal et l'Espagne; moins de deux ans plus tard, la région deviendra le théâtre d'une guerre et d'une insurrection séparatiste armée qui a toujours cours de nos jours.

    Depuis le début du conflit, en 2014, plus de 9000 personnes ont trouvé la mort selon les données de l'ONU. La Crimée a été annexée par la Russie. Une grosse partie de l'Ukraine orientale est embourbée dans un conflit gelé. L'Europe et la Russie s'échangent des sanctions. Et l'Ukraine est tiraillée entre les deux.

    56 ans après le premier championnat d'Europe, l'Est et l'Ouest sont de nouveau adversaires.

    Traduit de l'anglais par Peggy Sastre