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    Comment la Turquie a changé depuis le coup d'État manqué de l'an dernier

    La tentative infructueuse de prise de pouvoir par une faction des militaires du pays a divisé la Turquie, tout en incitant son chef à durcir sa politique.

    ISTANBUL — La Turquie a été témoin d'une des tentatives de
    coup d'État les plus meurtrières de son histoire il y a tout juste un an, le 15 juillet 2016. Le complot manqué a marqué un virage significatif pour le pays.

    Quelques heures après le déploiement de soldats et de chars dans les principales villes lors d'un complot destiné à renverser le président et le gouvernement du pays, des milliers de personnes sont sorties dans les rues pour s'opposer aux instigateurs du coup d'état. Près de 250 personnes ont été tuées et plus de 2100 ont été blessées.

    «Ce que signifie le 15 juillet pour nous en tant que pays et en tant que nation sera mieux compris à l'avenir», a déclaré le président turc Recep Tayyip Erdogan lors d'une cérémonie commémorant le premier anniversaire de la tentative de coup d'état.

    Voici comment ce coup d'État raté destiné à prendre le pouvoir a transformé le pays.

    Des médias sur la brèche

    Depuis la tentative de coup d'État, 157 institutions médiatiques ont été fermées et 2500 employés de ces médias ont perdu leur emploi. Au total, 780 journalistes ont perdu la carte de presse qui les autorise à mener leur travail d'investigation. Plus de 150 journalistes se trouvent actuellement en prison. Selon l'Association des Journalistes Turcs (TGC), environ 120 journalistes ont dû quitter leur pays après le 15 juillet.

    Il ne reste aujourd'hui que quelques organismes de presse indépendants. «Le gouvernement les a considérés comme des criminels et ils ont subi une forte pression», déclare BuzzFeed News Erol Onderoglu, représentant de Reporters Sans Frontières (RSF) en Turquie. Malgré cela, le gouvernement turc continue de nier la répression en cours. «Ici, personne n'est emprisonné parce qu'il est journaliste. Il n'y a que deux vrais journalistes en prison à l'heure qu'il est», a récemment déclaré M. Erdogan à la BBC.

    La «fuite des cerveaux» à la suite du coup d'État

    L'atmosphère post-coup d'État a été marquée par la méfiance à l'égard des institutions éducatives et académiques. La Turquie a fermé l'an dernier 15 universités pour des liens prétendus avec le prêcheur musulman Fethullah Gulen qui vit aux États-Unis. Selon un rapport d'Amnesty International publié en mai, plus de 5000 universitaires et autres professeurs ont été renvoyés. Les purges ont ciblé les plus grands universitaires du pays. L'université d'Ankara, l'une des plus anciennes institutions universitaires du pays, a perdu 72 professeurs des facultés de droit et de sciences politiques après la tentative de coup d'État.

    Les renvois ont eu un impacte qui va bien au-delà des sciences sociales. Après le renvoi du Dr Zelal Ekinci, professeur fondateur du département de rhumatologie pédiatrique à l'université de Kocaeli, le département a fermé, laissant ses étudiants en médecine et ses patients en grande détresse.

    Un système judiciaire en crise

    Le Ministère de la Justice turc affirme que 169.013 personnes font l'objet d'une enquête pour des liens supposés avec le coup d'État, et 50.510 personnes ont été arrêtées en lien avec des enquêtes en cours. Dans le système judiciaire lui-même, 2280 juges et procureurs, 105 membres de la Cour de cassation, 41 membres du Conseil d'État, deux membres des la Cour constitutionnelle et trois membres de le Conseil suprême des juges et procureurs ont été arrêtés et accusés de terrorisme suite à la tentative de coup d'État.

    L'état d'urgence est la nouvelle norme

    Suite au coup d'État raté qui a fait 250 morts et 2200 blessés, la Turquie a déclaré l'état d'urgence pour trois mois le 20 juillet 2016. La déclaration autorisait les autorités à gouverner par décret et à contourner le Parlement pour promulguer de nouvelles lois. Mais loin d'arriver à son terme, il a sans cesse été reconduit, la dernière fois le 18 avril pour une nouvelle période de trois mois. M. Erdogan a récemment déclaré qu'il ne serait pas levé tant que la lutte contre le terrorisme n'aurait pas pris fin. «La levée de l'état d'urgence peut être possible dans un futur assez proche», a-t-il ajouté la semaine dernière.

    Une société plus divisée

    Une étude publiée par l'université de Kadir Has, une université privée d'Istanbul, montre que 61,7% des Turcs estiment que le pays est fracturé. Pratiquement les deux tiers pensent que c'est une fracture entre laïcs et conservateurs, tandis que 21,9% pensent que cela tient au clivage gauche-droite et 15,2% le perçoivent comme un fossé Est-Ouest.

    Le «problème kurde» exacerbé

    Selon un rapport d'Amnesty International, le gouvernement turc a remplacé 49 maires élus kurdes par des administrateurs gouvernementaux pendant l'état d'urgence. Treize politiciens du parti majoritaire pro-Kurde, parmi lesquels les figures de proue Selahattin Demirtas et Figen Yuksekdag, ont été arrêtés et accusés d'activités terroristes en novembre 2016 en raison de liens présumés avec le Parti des Travailleurs Kurdes, le PKK, qui n'a pas d'existence légale.

    «Le PKK doit enterrer toutes ses armes. Mais s'ils considèrent qu'il peuvent garder leurs armes et s'asseoir quand même autour d'une table, ce n'est pas possible», a déclaré Erdogan lors d'un discours au cours de la campagne sur le référendum en avril, faisant ainsi référence à un groupe kurde que les États-Unis comme la Turquie placent sur la liste des organisations terroristes.

    «Le 15 juillet aurait pu être l'occasion d'une conciliation sociale et politique, mais l'exclusion du HDP [Parti Démocratique du Peuple] après le coup d'État manqué a enterré cette possibilité, explique Vahap Coskun, professeur associé en droit à l'université Dicle de Diyarbakir, à BuzzFeed News. Dans le climat politique actuel, un nouveau processus de paix semble impossible.»

    Une Turquie plus anti-américaine

    Les tensions entre les États-Unis et la Turquie sont montées d'un cran au cours de l'année écoulée en raison de deux sujets de litiges principaux: la demande d'extradition de la Turquie du prêcheur musulman volontairement exilé, Fethullah Gulen, considéré comme le cerveau du coup d'état, et la décision de Washington de continuer à envoyer des armes aux combattants kurdes en Syrie en lien avec le PKK. Les bagarres de rues entre les opposants et les gardes du corps de M. Erdogan au cours de la visite récente du président turc à Washington a aussi renforcé de manière publique et rhétorique l'animosité entre les deux pays.

    Selon un nouveau sondage de la BBC, les Turcs sont récemment devenus plus anti-américains, et accusent les autorités américaines de «soutenir des groupes terroristes».

    Un président plus puissant

    Le 16 avril, la Turquie a été appelée aux urnes pour voter sur un ensemble d'amendements de la constitution. Le président Erdogan a étendu ses pouvoirs présidentiels d'une courte majorité de 51,3% en sa faveur. Des allégations de fraude électorale ont poussé les partisans du «Non» à aller dans la rue pour exprimer leur mécontentement face aux résultats.

    Deux décisions qui doivent entrer en vigueur d'ici à deux ans donneront au président turc le pouvoir de nommer les ministres ou de les démettre de leurs fonctions, de promulguer des décrets exécutifs et de choisir les juges. Le politologue Serdar Gulener, membre de la SETA (Fondation pour la recherche politique, économique et sociale), un groupe de réflexion pro-gouvernemental, affirme que l'abolition du «système parlementaire à la turque» va permettre de rationaliser le gouvernement en supprimant le poste de Premier ministre et en consolidant le pouvoir présidentiel. «Le système présidentiel dans lequel le président est directement élu par le peuple, permet d'avoir un pouvoir exécutif plus responsable et plus légitime», explique-t-il à BuzzFeed News.

    Mais de nombreux militants et opposants appartenant à la société civile s'inquiètent du pouvoir considérable dont jouit déjà M. Erdogan, lui qui dirige le pays comme un président exécutif, et estiment que si on lui conférait une plus grande autorité, la Turquie se dirigerait vers un système autocratique qui fragiliserait ses institutions démocratiques.

    Lire nos reportages sur le sujet (en anglais):


    Ce post a été traduit de l'anglais.