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    Les véritables raisons du coup d'État manqué en Turquie

    BuzzFeed News a obtenu un document détaillant la préparation du coup d'État et les raisons qui l'ont motivé.

    ISTANBUL - Pendant la tentative de coup d'État en Turquie dans la nuit du 15 au 16 juillet, les putschistes turcs ont déclaré à la face du monde qu’ils souhaitaient rétablir la démocratie, la liberté et la stabilité dans leur pays. Mais un document trouvé dans le bureau d'un procureur montre que l'une des principales motivations de cette rébellion aurait été l'opposition aux tentatives de négociations avec les rebelles séparatistes kurdes en lutte contre Ankara.

    Un autre document obtenu par BuzzFeed News est le brouillon d'une mise en accusation de trois pages et demie. Ce document suggère que l'objectif des comploteurs était de faire traduire le président Recep Tayyip Erdogan et ses hauts fonctionnaires devant la justice sur des accusations de collusion avec les terroristes. Le document, dont un officiel turc a confirmé l'authenticité, citait en particulier leurs tentatives, au cours des six dernières années, d'engager des négociations avec le Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, un groupe militant considéré comme organisation terroriste par les États-Unis et d'autres pays d'Occident.

    Le mouvement religieux de Gülen accusé

    «Bien qu'ils ne soient pas membres de l'organisation terroriste, ils ont aidé cette organisation en la laissant transporter et stocker de l'artillerie lourde comme des lance-roquettes, des mitrailleuses et des munitions, ne prenant aucune mesure pour empêcher cette situation et ouvrant la voie à la lutte armée», dit un extrait de l'acte d'accusation, qui est daté de cette année et qui a fait l'objet de plusieurs articles dans la presse turque.

    La mise en accusation cite des articles et des déclarations publiques en guise de preuves. Un officiel du gouvernement a analysé qu'il s'agissait là de la signature du mouvement religieux de Gülen.

    Le document cite les noms d'Erdogan, l'ancien Premier ministre Ahmet Davutoglu, et d'autres hauts fonctionnaires, tous qualifiés de suspects. Selon les autorités turques, les adeptes du mouvement religieux mené par Fethullah Gülen, un intellectuel religieux basé aux États-Unis, seraient derrière la journée d'insurrection qui a fait plus de 350 morts. Fethullah Gülen, qui habite dans l'État de Pennsylvanie, décrit par certains comme un chef appartenant à une mouvance islamiste, a nié ces allégations.

    Mais des spécialistes et des officiels assurent que la formulation du document ainsi que le sujet de la mise en accusation reflètent les critiques adressées depuis longtemps par le mouvement güleniste au gouvernement. Ces critiques font également écho à des années de dissension entre l'AKP (le parti de la justice et du développement actuellement au pouvoir), le PKK, et les gülenistes –trois des pouvoirs politiques clés de la Turquie– au sujet de la minorité kurde dans le pays.

    «Les gülenistes étaient menacés par le PKK parce que le PKK attaquait leurs écoles et leurs dortoirs alors qu'ils essayaient de gagner des partisans dans le Sud-Est», explique Mustafa Akyol, un analyste politique et auteur d'un livre sur les Kurdes de Turquie. «Ils craignaient qu'en cas de paix entre Erdogan et le PKK, ils perdent leurs acquis dans le Sud-Est.»

    Deux semaines après l'échec du coup d'État, ses répercussions continuent à secouer le pays. Les officiels annoncent quotidiennement de nouvelles arrestations et de nouveaux limogeages, sans compter les soldats et employés du gouvernement exclus de l'armée pour manquement à l'honneur, et la fermeture d'organes de presse, d'organismes de bienfaisance et d'écoles associées aux gülenistes.

    L'acte d'accusation a été découvert dans le bureau du procureur Mehmet Sel. Le magistrat figure maintenant parmi les fonctionnaires démis de leur fonction et en état d'arrestation sur des accusations de conspiration.

    Les négociations avec le PKK mises en cause

    Au cours des dix dernières années, Erdogan, et avec lui l'AKP, le parti à forte influence religieuse qu'il a cofondé, s'est associé à Gülen dans le but de réduire l'influence des forces armées très laïques dans les affaires de la Turquie. Des critiques de l'AKP avaient averti le gouvernement à plusieurs reprises et depuis de nombreuses années que les gülenistes tentaient d'infiltrer le secteur public, en particulier la police et le pouvoir judiciaire.

    En février 2012, des hommes soupçonnés d'êtres gülenistes et qui avaient infiltré le système judiciaire avaient cherché à faire traduire en justice Hakan Fidan, le chef de l'organisation du renseignement de la Turquie (appelée MIT). Hakan Fidan était alors accusé de terrorisme pour avoir participé aux négociations avec le PKK, alors même que celles-ci étaient soutenues par la communauté internationale. Bien que résolument pro-américains et en faveur de relations élargies avec l'UE et Israël, les gülenistes s'opposent fortement aux concessions faites aux Kurdes en quête d'autonomie et de droits culturels.

    «Cela a été le début des tensions entre les gülenistes et l'AKP», a déclaré Akyol. «Les gülenistes étaient étrangement très belliqueux à l'égard du PKK et ils reprochaient à l'AKP, et en particulier Erdogan et Hakan Fidan, d'engager le dialogue avec les terroristes.»

    Le ministre de l'Intérieur de Turquie, Efkan Ala, a reconnu la complicité de l'AKP dans la montée des gülenistes, dans un aveu rare sur une grossière erreur de jugement de sa part lors d'une interview avec CNN Türk. «Nous n'avons pas tenu compte des avertissements de l'opposition jusqu'à l'assaut sur le MIT», a-t-il déclaré. «L'opposition ne nous a pas écoutés après que le MIT a été mis en cause.»

    La guerre entre la Turquie et le PKK

    Erdogan a longtemps recherché le soutien politique des Kurdes de Turquie, qui représentent 15% de la population du pays. Par ailleurs, le mouvement de Gülen a également cherché à faire des percées chez les Kurdes en Turquie et à travers le Moyen-Orient, où il a mis en place des écoles et des hôpitaux. Il a perçu le PKK, enraciné dans une idéologie laïque marxiste-léniniste et dans une politique de défense de l'identité kurde, comme un rival. Alors qu'Erdogan cherchait à mettre en œuvre une négociation avec les Kurdes, les gülenistes présents dans les forces de sécurité continuaient d'arrêter et d'emprisonner essentiellement des activistes kurdes dans le Sud-Est.

    «Les Kurdes savent très bien que Gülen n'était pas enchanté par le processus de paix», déclare Saïd Aydin Selcen, un ancien diplomate turc qui a servi à Bagdad et dans le Nord de l'Irak. «Il y a un affrontement entre deux idéologies différentes. Gülen est non seulement islamiste, mais farouchement nationaliste. Leur main tendue aux Kurdes peut être perçue comme une tentative d'assimilation.»

    La guerre entre la Turquie et le PKK continue de faire des victimes. Au moins deux soldats ont été tués mercredi dans une attaque présumée du PKK au sud-est du pays. Mais la tentative de coup d'État, et les différents complots secondaires révélés dans son sillage, ont suscité des questionnements sur les origines du renouvellement du conflit depuis un an.

    Deux des comploteurs arrêtés, ont déclaré les autorités, étaient les pilotes qui ont abattu un avion de chasse russe l'année dernière, portant un grave préjudice aux relations entre Moscou et Ankara. Certains Turcs ont commencé à remettre en question les origines toujours mystérieuses de la phase actuelle de combats contre le PKK, qui ont éclaté l'été dernier après l'assassinat de deux agents de police dans la ville sud-orientale de Ceylanpinar. Un attentat tardivement revendiqué par une ramification du PKK.

    «Cet assassinat ne ressemble pas du tout à une opération du PKK», déclare Selcen, qui travaille maintenant en tant qu'analyste politique indépendant. «Ils ont été exécutés dans leurs lits avec une arme à feu munie d'un silencieux et la porte n'a pas été forcée. Jusqu'à aujourd'hui, l'assassinat des deux policiers, qui a dans la pratique mis fin aux pourparlers de paix, n’a pas été clarifié.»

    Voici l'acte d'accusation dans son intégralité (en turc) :