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    À Hollywood, les femmes ont encore du mal à se faire une place dans le milieu de l'animation

    Dans l’industrie depuis plusieurs décennies ou seulement quelques années, des femmes ont raconté leur expérience à BuzzFeed News, et comment le sexisme s'y est fait plus insidieux.

    Une lettre de refus, datée de 1938, tourne sur Internet depuis quelques années. Elle est signée Walt Disney, qui s’adresse ainsi à une jeune femme désireuse d'apprendre l'animation: «Chère Mademoiselle Ford, les femmes n’effectuent aucune tâche créative en lien avec la préparation des dessins animés pour le cinéma, ce travail étant entièrement réalisé par des jeunes hommes. Pour cette raison, nous ne recrutons pas de filles au sein de notre école préparatoire.» Plus loin, il est suggéré à Mary V. Ford d’écrire au Département des encres et peintures de Walt Disney Productions. Sous cette missive, postée sur Flickr par le petit-fils de Ford en 2007, pléthore de commentaires notent à quel point les temps ont changé.

    Joanna Romersa, 79 ans, ne dit pas l’inverse. Elle a intégré Disney en 1954, où elle encrait les dessins, et s’est pendant longtemps estimée chanceuse de ne pas avoir été licenciée le jour où Walt Disney en personne l’a surprise dans l’immeuble des animateurs, où les “filles de l’encrage et de la peinture” étaient bannies. En majorité des femmes, celles qui dessinaient les contours et coloriaient les dessins n’étaient pas considérées comme des artistes; William «Bill» Hanna, du studio Hanna-Barbera (Les Pierrafeu, Scooby-Doo…), les appelait les «ramasseuses de salades». Les cadres de Disney avaient même accès à un club privé interdit aux femmes jusque dans les années 70.


    «Je voulais monter en grade et on m’a clairement dit ‘Non, vous êtes une femme, vous allez vous marier puis démissionner’», se remémore-t-elle, les larmes aux yeux. «Je me suis obstinée. Il était hors de question que ça m’empêche d’avancer». Sa persévérance a fini par payer, puisqu’elle a obtenu un poste de réalisatrice —au bout d’une trentaine d’années. «J’ai vu des tas de collègues masculins progresser plus vite que moi parce qu’ils déconnaient avec les chefs.»

    Les temps ont changé, certes, mais les inégalités persistent: en 2015, seuls 21% des membres actifs de la Guilde des animateurs américains sont des femmes, et elles ne représentent que 103 storyboarders sur 584. Bien sûr, certains sont prompts à dégainer la proportion d’étudiantes dans les écoles spécialisées pour prouver que le changement est en marche: à la rentrée 2014, 71% des élèves du célèbre California Institute of the Arts (CalArts), l’école fondée par Walt Disney en 1961, étaient des femmes, note le Los Angeles Times. Mais la même année, lors du Producers Show, qui montre les «meilleurs» travaux des élèves, plus des deux-tiers des films étaient réalisés par des hommes, ceux-ci ne réprésentant pourtant qu’un tiers des effectifs de l’école. Idem pour les trois années précédentes.

    Une réalité qui n’est pas sans conséquences sur les productions destinées aux enfants. Dans cette industrie, comme dit l’adage, «les garçons, c’est mainstream; les filles, c’est niche», répète Sabrina Cotugno, storyboardeuse d’une vingtaine d’années. La grille de rentrée de Cartoon Network ne fait pas mentir ce précepte: seulement trois dessins animés sur 14 mettent en scène une héroïne. Un véritable cercle vicieux: les garçons se voient comme des héros, ils s’imaginent donc plus facilement prendre des responsabilités; pas facile pour les femmes, réduites aux rôles d’acolytes, de se figurer en meneuses.

    À CalArts, les étudiants prennent exemple sur les pépites du studio Disney sorties pendant l’âge d’or de l’animation américaine, de la fin des années 20 jusqu’aux années 50: Blanche-Neige, Dumbo ou encore La Belle au bois dormant. Dans son livre à paraître Ink and Paint: The Women of Walt Disney’s Animation, Mindy Johnson rappelle qu’il a fallu que la Seconde Guerre mondiale éclate et force les hommes à quitter leur emploi pour que Disney ouvre ses postes d’animateurs aux femmes. À l’époque, les cadres avançaient qu’il était inutile de former quelqu’un qui partirait dès lors qu’elle serait mariée et enceinte pour justifier leurs pratiques d’embauche discriminatoires.

    Feu Heidi Guedel, animatrice chez Disney, écrit dans son autobiographie que Wolfgang Reitherman, l’un des «Neuf Vieux Messieurs», l’équipe d’animateurs nommée par Walt Disney pour superviser la réalisation de ses films, «ne cachait pas» ses astuces pour rebuter les femmes. Heidi Guedel, qui a intégré le studio dans les années 70, se souvient qu’un collègue avait couvert les murs d’un bureau de photos de femmes nues, où encore d’un assistant animateur respecté qui lui massait le dos et lui pelotait les seins au travail. Trop intimidée, elle n’a jamais osé confronter ce dernier.

    Joanna Romersa, elle, a vu sa carrière chez Hanna-Barbera décoller après le licenciement d’un collègue pour harcèlement sexuel. Secrétaire et directrice de production au studio du pionnier de l’animation Ralph Bakshi dans les années 70, elle «[s]’imaginai[t] que Ralph était fâchée contre [elle] s’il ne [lui] donnait pas une tape sur les fesses ou ne [lui] pinçait pas la poitrine… Bakshi était un salopard». (Ce dernier n’a pas donné suite aux requêtes de BuzzFeed News.) Une ancienne employée, qui a souhaité conserver l’anonymat, n’a pas souvenir de ce genre de contacts physiques, mais de remarques «qui seraient considérées aujourd’hui comme du harcèlement sexuel». Elle raconte que Bakshi lui proposait des relations sexuelles dans son bureau et lorsqu’elle refusait, il éclatait de rire comme s’il s’était agi d’une plaisanterie. La dernière fois qu’elle l’a croisé, après son départ du studio, il a réitéré ses avances, devant son bébé. Elle lui reste néanmoins reconnaissante: Bakshi était l’un des rares directeurs de studio à embaucher des femmes.

    Pour Sari Gennis et Bronwen Barry, qui se sont rencontrées il y a vingt ans sur Les Aventures de Zak et Crysta dans la forêt tropicale de FernGully, l’enjeu n’est pas l’amélioration ou non des conditions de travail pour les femmes, mais plutôt la forme que revêt une discrimination plus insidieuse qu’auparavant. Récemment, Sari Gennis a été évincée d’une équipe où elle était la seule animatrice expérimentée. Son supérieur lui a dit qu’il voulait «continuer à faire travailler ses ‘gars’», dit-elle. «Si un type avait mon CV, ils feraient tous des courbettes.»

    Bronwen Barry, qui corrige les storyboards de la série animée Disney The 7D dans une équipe plutôt mixte, n’a pas l’impression qu’être une femme a entravé sa carrière mais reste convaincue, en revanche, que ne pas avoir eu d’enfant lui a donné l’image de quelqu’un de plus «disponible et productif» aux yeux des recruteurs.

    Toutes deux s’accordent cependant sur un point: être des femmes leur a valu l’indifférence de leurs pairs quand les ambitions de leurs confrères étaient, elles, largement encouragées. Gennis, qui a étudié à CalArts dans les années 70, se rappelle avoir été exclue, avec une camarade, d’une visite scolaire dans les studios Disney. Au lieu de ça, on les a envoyées observer le travail d’une maquilleuse. «On nous a dit qu’il n’y avait plus de place», dit Gennis, qui n’imagine pas CalArts envoyer deux hommes voir une maquilleuse. Aujourd’hui, la discrimination «existe toujours, mais elle est plus sournoise».

    Au début de sa carrière, l’animatrice et designer Carole Holliday, qui assistait Glen Keane, se souvient du conseil de ce vétéran de l’animation chez Disney un jour qu’elle était postée dans un coin de son bureau: «Il m’a dit ‘Vous allez sortir et refaire une entrée en montrant que vous avez votre place ici’.» (Tout le monde n’a pas été aussi encourageant, mais après avoir raconté une anecdote négative, elle a demandé à BuzzFeed News de ne pas la publier: «Je ne suis pas du genre déloyale ou rancunière», a-t-elle écrit après l’interview.)

    Bien qu’étant une des rares femmes noires dans cette industrie, Holliday envisage les choses différemment: «Je vois plus ça comme un truc de personnalité qu’un problème lié au genre», dit-elle. «Certains voient de la misogynie, moi je me dis juste OK, on n’a pas accroché.» Lorsqu’elle travaillait sur le Tarzan de Disney, en 1999, elle a expliqué à ses collègues (des hommes) que dans la scène où Jane se retrouve collée à un Tarzan à moitié nu, une bourgeoise victorienne comme elle se sentirait extrêmement mal à l’aise. Sur le moment, personne l’a prise au sérieux, mais au final Keane, l’animateur et créateur du personnage de Tarzan, a suivi ses conseils. Une preuve de bonne volonté et de sensibilité, selon elle. Holliday reste même insensible aux chiffres du Producers Show du CalArts mentionnés plus tôt —et invoque la méritocratie: «Les gens rejettent souvent la faute sur leur genre ou leur ethnie, alors que parfois, c’est juste que leur travail n’est pas bon.»

    Le travail de Brenda Chapman, lui, n’est pas passé inaperçu. Première femme à recevoir l’Oscar du meilleur film d’animation pour Rebelle en 2013, elle fut aussi la première réalisatrice embauchée par Pixar. Et ce long métrage, le 13e du studio, fut aussi le premier à donner le rôle principal à une fille. Chapman, qui a commencé sa carrière avec La Petite Sirène et fait ses armes sur La Belle et la Bête, Le Roi Lion, puis Le Prince d’Égypte ou encore Cars, n’a jamais remarqué de discrimination sexiste à l’époque où elle travaillait chez Disney. Elle se souvient, en revanche, des mots de celui qui l’a engagée —«uniquement» parce qu’elle était une femme. «Ça m’a mis un coup, parce que je voulais qu’on m’embauche pour mon talent, pas pour mon genre. Je me suis dit, peut-être que d’autres méritent ce job plus que moi, alors je dois travailler encore plus dur pour prouver que je mérite ma place.»

    Ses collègues, des hommes qui n'ont jamais eu à subir ce genre de réflexions, lui ont fait bon accueil et elle est persuadée que sa présence a eu un impact sur leur manière d’appréhender les personnages féminins. Comme lorsqu’un collègue trouva dérangeant, dans La Petite Sirène, que le prince Éric donne un nouveau nom à Ariel, comme on baptise «un animal de compagnie». La scène fut modifiée.

    À l’automne 2010, Brenda Chapman a été brusquement évincée de Rebelle. Elle évoque des «différends créatifs» avec John Lasseter, le directeur de la création de Pixar, concernant le personnage de Merida. «Je crois que c’est la première fois que j’ai réalisé que les choses étaient différentes pour nous les filles.» Un constat qui se traduit à l’écran: une étude de l’institut Geena Davis montre qu’en 2012, les personnages féminins représentaient un tiers seulement des personnages parlants dans les dessins animés pour enfants diffusés en prime time. Et seulement 19% des productions montraient autant de personnages masculins que féminins.

    Lorsqu’elle travaillait sur Rebelle, Chapman raconte qu’un jour, un employé de Disney a confié à la direction de Pixar: «On ne sait pas comment faire la promo d’un film sur deux femmes qui se disputent.» Et malgré le succès retentissant de La Reine des neiges, un cadre a trouvé «trop féminin» le projet qu’elle développe en ce moment pour DreamWorks Animation et qui met en scène deux héroïnes accompagnées de deux rôles secondaires masculins. «Il y a pourtant autant de femmes que d’hommes!», s’exclame Chapman. (Nous avons sollicité DreamWorks, qui n’a pas voulu réagir.)

    Une vision biaisée qu’on tente d’inculquer aux futurs animateurs: Sabrina Cotugno se souvient d’un cours à CalArts où un prof apprenait aux élèves à différencier des éléments narratifs «masculins» et «féminins». «J’aurais du mal à vous expliquer, d’abord parce que c’est vraiment des conneries», dit-elle. «Pour les hommes», un récit linéaire et de gros enjeux extérieurs; «pour les femmes», intrigues sentimentales et relations humaines. En 2013, le directeur de l’animation sur La Reine des neiges a déclaré que les visages féminins étaient «vraiment très difficiles» à animer. Des propos qui ont interpellé Nancy Beiman, aujourd’hui professeur au Sheridan College après une longue carrière dans l’animation. Dans son livre Animated Performance, elle rappelle qu’il n’y a «aucun mouvement, aucune émotion qui soit propre à l’un des deux sexes».

    En outre, d’après Sabrina Cotugno, CalArts pousse officieusement les étudiants vers le storyboard et les étudiantes vers le design. «Pas mal de femmes qui pensent faire du storyboarding finissent par douter et se disent ‘Je ne sais pas pourquoi, mais je le sens mal’.» C’est pourtant essentiel si l’on veut voir davantage de personnages féminins à l’écran. Elle-même a abandonné pendant quelques temps, marginalisée par la masculinité agressive de ses collègues. Emma Coats, elle, se souvient qu’à Pixar «les mecs du storyboard parlaient souvent des persos féminins comme s’il s’agissait de leur femme ou de leur fille»—particulièrement avec Merida, l’héroïne de Rebelle. Jamais elle n’a entendu une femme faire la même chose en évoquant un personnage masculin.

    Ce qui démoralise le plus Anastasia*, storyboardeuse d’une vingtaine d’années, est la croyance, très répandue parmi ses collègues, que l’animation suit une logique méritocratique, alors que le réseautage joue un rôle prépondérant. «Ma plus grande angoisse», confie-t-elle, «c’est qu’on pense que je n’ai pas l’esprit d’équipe simplement à cause de mon genre». Ses collègues hommes pensent que «même les blagues scatos» la choquent —un obstacle absurde mais bien réel à ses ambitions. Ziah Fogel, spécialisée dans l’animation des foules à Pixar, juge le studio «très clanique». C’est son attitude «un peu agressive pour une femme» qui lui a permis de s’intégrer dans une équipe presque exclusivement masculine. Et parce qu’elle tient le whiskey. Une «culture virilo-puérile» qui peut en rebuter —voire en décourager— certaines, à l’instar d'Emma Coats.

    Si elles sont persuadées que leurs collègues de travail seraient effarés d’apprendre qu’ils sont responsables —«par ignorance», juge Anastasia— de ce sentiment d’exclusion largement partagé par leurs consœurs, ces femmes qui travaillent dans l’animation hésitent encore à exprimer leur amertume. Une directrice de production qui a travaillé pour Pixar a fini par demander l’anonymat, comme Anastasia, par peur d’avoir l’air de dénigrer le studio. Pourtant, ce qu’elle a nous a dit de plus «polémique» est qu’elle soutenait davantage ses employées, par peur de les voir partir. D’autres consœurs avaient peur de passer pour des emmerdeuses dans un milieu somme toute assez fermé. «Certaines d’entre nous peuvent se permettre d’être un peu plus acerbes sur la question», résume Chapman.

    Mais beaucoup ne le peuvent pas.

    * Le prénom a été modifié

    Update

    This article has been updated to clarify that the Geena Davis Institute study was conducted by Stacy Smith, Ph.D., at USC's Annenberg School for Communication and Journalism.